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Le projet Rust et sa gestion collaborative

lundi 23 août 2021 à 13:37

La gestion d’une communauté de développeurs d’un projet open source est assez délicate. Le langage de programmation Rust, conçu et développé de façon ouverte au sein de Mozilla depuis une bonne dizaine d’années, fait largement appel à sa communauté dans sa structure et son mode de développement.

Son originalité par rapport au management de projet en entreprise apparaît de façon intéressante dans le témoignage et les réflexions de Mara Bos, une jeune développeuse impliquée dans le projet dont Framalang a traduit ci-dessous les propos.

Article original sur le blog de l’autrice : Rust is not a company

Traduction Framalang : Fabrice, Côme, goofy

Rust n’est pas une entreprise

par Mara Bos

Mara Bos alias m-ou-se (son dépôt de code)

L’année dernière, en tant que contributrice occasionnelle au projet Rust, je n’ai pas trop réfléchi à la structure organisationnelle de l’équipe derrière le projet. J’ai vu une hiérarchie d’équipes et de groupes, de chefs d’équipe, etc. Tout comme n’importe quelle autre organisation. Cette année, après m’être davantage impliquée, et devenue membre de l’équipe Library 1 puis cheffe d’équipe, j’ai pris le temps de me demander pourquoi nous avons cette structure et à quoi servent ces équipes.

Pas une entreprise

Dans la plupart des entreprises, on trouve des directeurs et des actionnaires et autres trucs dans le genre en haut de la hiérarchie, qui définissent les buts de l’entreprise. Objectifs, jalons, dates limites, et autres choses qui vont sûrement mener l’entreprise vers le but final quel qu’il soit ; généralement l’argent.

Ensuite il existe plusieurs niveaux de management répartis en départements et en équipes pour diviser la charge de travail. Chaque niveau prend en charge une part des objectifs et s’assure que sa part est faite, en assignant des tâches aux employés en bas de la hiérarchie, tous travaillant d’une manière ou d’une autre à atteindre l’objectif principal commun.

Alors que la structure derrière un gros projet open source comme Rust peut sembler similaire, vue de loin, c’est souvent complètement l’inverse. Dans un tel projet, les objectifs et buts ne sont pas ceux des équipes d’en haut, mais effectivement ceux des contributeurs.

En tant qu’équipe library, nous pourrions par exemple essayer de décider que le mécanisme de formatage (std ::fmt) devrait être réécrit pour être plus petit et plus efficace. Mais prendre cette décision ne provoque pas la réécriture. Et nous n’avons pas d’employés à qui assigner les tâches. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.

Au lieu de cela, un contributeur passionné d’algorithmes de formatage pourrait se manifester, et commencer à travailler sur le problème. Notre travail en tant qu’équipe library est de faire en sorte que cette personne puisse travailler. S’assurer que son projet est en accord avec le reste de la bibliothèque standard, relire son travail et fournir un retour utile et constructif. Si davantage de personnes interviennent pour collaborer sur ce projet, mettre en place un groupe de travail pour aider à tout organiser, etc.

Les entreprises ne font pas travailler le premier venu sur quelque chose. C’est ce qui fait que l’open source est particulier et si génial, si on s’y prend bien.

Objectifs personnels

Idéalement, l’objectif d’un projet open source comme Rust est simplement la combinaison des buts personnels de toutes les personnes travaillant dessus. Et là est la difficulté. Parce que quand une nouvelle personne arrive, on ne lui assigne pas une tâche qui correspond à nos objectifs. Cette personne arrive plutôt avec ses propres objectifs et ses propres idées, les ajoutant à un ensemble déjà assez varié d’objectifs potentiellement conflictuels.

Et c’est pourquoi un projet open source piloté par des bénévoles a besoin d’une structure de management. On ne peut pas juste mettre ensemble une centaine de personnes avec chacune ses propres buts et espérer que tout se passe bien.

Donc ce que fait le management, c’est prendre en considération tous les buts personnels de toutes les personnes travaillant sur un sujet, et essayer de les guider de manière à ce que les choses fonctionnent. Ça peut impliquer le fait de dire non à des idées quand elles seraient incompatibles avec d’autres idées, ou ça peut impliquer beaucoup de discussions pour harmoniser les idées afin qu’elles soient compatibles. C’est exactement l’opposé de la manière dont fonctionne une entreprise typique, où les objectifs viennent d’en haut, et où le management décide de la manière de les répartir et les assigner aux personnes qui effectuent le travail technique.

Alors que beaucoup de projets open source, dont Rust, ont un cap ou un plan d’action, ces derniers doivent reposer sur les objectifs des contributeurs individuels du projet pour que ça fonctionne. Dire « notre objectif principal en 2021 est d’améliorer les mécanismes de formatage dans la bibliothèque standard » devrait faciliter le travail des personnes travaillant déjà dessus, et attirer les personnes qui voulaient déjà travailler sur quelque chose de ce genre. Ça devrait les aider parce que nous priorisons toutes les décisions de management et les révisions de code dont ils ont besoin. Ça devrait permettre aux personnes de se concentrer et d’avancer davantage. Mais sans ces contributeurs, mettre en place de tels objectifs n’a pas de sens. Contrairement à une entreprise, nous n’avons pas à choisir ce sur quoi les personnes passent leur temps, et nous n’employons pas de personnes auxquelles assigner des tâches.

Et c’est une bonne chose.

Le logo du langage de programmation Rust

C’est la raison pour laquelle les gens veulent travailler sur Rust.

Je ne prétends pas qu’un langage de programmation ne pourrait pas être géré « d’en haut » comme une entreprise le ferait. Beaucoup de langages de programmation ont été et sont développés de cette manière avec beaucoup d’efficacité. Ce que je dis, cependant, c’est que personnellement je ne veux pas que le projet Rust fonctionne de cette manière.

Je ne veux pas gérer le département library de l’entreprise Rust. Je veux aider les personnes qui veulent améliorer les bibliothèques du langage Rust.

Un espace pour s’épanouir

Différents contributeurs ont des objectifs très différents, travaillent avec des méthodes très variées, et ont des besoins très différents des structures de management.

Pour certains d’entre eux, nous avons des processus en place destinés à leur rendre le travail plus facile. Une personne qui veut travailler sur une nouvelle fonctionnalité du langage peut soumettre ses idées via une RFC 2 et prendre part dans une discussion avec l’équipe library pour des conseils et de l’aide. Quelqu’un qui veut améliorer une grande partie du code du compilateur 3 peut soumettre une proposition de changement majeur (MCP) et en discuter avec l’équipe du compilateur. Et quelqu’un qui veut résoudre un problème dans la bibliothèque standard peut soumettre une proposition de modification et la voir relue et évaluée par des personnes qui connaissent le contexte.

En d’autres termes, nous avons créé un espace pour ces types de contributeurs. De l’espace pour faire leur travail, de l’espace pour obtenir des retours, de l’espace pour obtenir de l’aide, de l’espace pour obtenir une reconnaissance, tout l’espace dont ils ont besoin pour réussir.

Cependant, il existe malheureusement beaucoup de types de contributeurs pour lesquels nous n’avons pas créé un espace, ou pas le bon espace.

Jusqu’à une époque récente, l’équipe library était principalement concentrée sur la conception de l’API. Les problèmes critiques d’implémentation étaient gérés par l’équipe du compilateur par nécessité. Les modifications de code plus modestes étaient relus et évalués par des relecteurs individuels de l’équipe library. Mais il n’y avait pas de gestion prévue pour de plus gros changements de code. Ça signifiait qu’il n’y avait pas d’espace pour une personne qui aurait voulu remettre à neuf le code de std ::fmt. Il n’y avait pas d’équipe qu’elle aurait plus rejoindre pour travailler là-dessus, rendant beaucoup plus difficile, voire impossible, d’atteindre son but.

C’est pourquoi j’ai lancé la nouvelle équipe Library.

Faire de la place pour quelque chose peut souvent amener à (accidentellement) retirer de la place pour autre chose. Une personne qui n’est pas très impliquée dans le code mais qui veut appliquer son expérience dans la conception d’API et qui se soucie beaucoup de l’interface de la bibliothèque standard ne s’épanouirait pas dans une équipe qui aime avoir des réunions hebdomadaires à propos des problèmes de correction du code et de la manière avec laquelle résoudre ces problèmes avant la prochaine version publique.

Voilà pourquoi nous avons à présent l’équipe Library API

Nous avons maintenant aussi une équipe de « Contributeurs à Library ». Un endroit pour les personnes qui sont plus impliquées dans le projet que les contributeurs occasionnels, mais qui ne font pas partie des équipes qui prennent les décisions finales. Ça fait de l’espace pour les personnes qui veulent, par exemple, travailler sur seulement un aspect particulier de la bibliothèque, ou aider à relire les modifications proposées. Jusqu’à il y a environ un an, il n’y avait pas d’espace particulier pour qu’une personne relise les changements ou qu’elle s’implique davantage d’autres manières, sans faire directement partie d’une équipe avec beaucoup plus de responsabilités.

J’ai réussi à effectuer ces changements de structure d’équipe avec l’aide des membres des équipes Core et Library, qui m’ont mise en capacité de le faire. En retour, ces changements vont, je l’espère, permettre à des membres de ces nouvelles équipes de s’épanouir, et ainsi permettre à encore plus de personnes de contribuer, pour que finalement cela soit bénéfique pour tous les utilisateurs et utilisatrices du langage.

La mascotte de Rust

Continuer à changer

Je n’ai pas l’impression que nous ayons maintenant un espace pour toute personne souhaitant contribuer. Mais une fois que la poussière de la réorganisation se sera dispersée, je pense que le résultat sera une amélioration par rapport à ce que nous avions auparavant, et que ça correspond mieux au projet tel qu’il est aujourd’hui.

« Aujourd’hui » est le mot important ici. Ces équipes sont faites autour des membres actuels et des personnes qui, je pense, pourraient devenir des membres dans un futur proche. Mais ce groupe de personnes et leurs besoins changent, parfois à une vitesse surprenante. Et dans un projet qui est entièrement défini par les personnes qui y contribuent, ça change le projet en lui-même et la structure dont il a besoin, tout aussi rapidement.

En 2018, l’équipe Library était très impliquée dans l’aide aux auteurs des bibliothèques 4 populaires de l’écosystème. L’équipe a publié un ensemble de guides, et va réviser les bibliothèques et travailler conjointement avec leurs auteurs pour les implémenter. Tout cela pour améliorer la cohérence et la qualité de l’écosystème de librairies Rust.

Il y a quelques jours encore, c’était toujours techniquement une partie des buts affichés de l’équipe, même si en pratique ça n’était plus vraiment le cas ; particulièrement depuis qu’Ashley Mannix a quitté le projet il y a un moment. Sans les personnes qui ont pour but personnel de faire que des choses se produisent, les choses ne se produisent pas.

Et c’est très bien comme ça.

Tout le monde a une longue liste de vœux pour Rust, de choses qui ne se font pas parce que personne ne travaille dessus. Nous ne sommes pas une entreprise avec des dates limites et des jalons qu’il nous faut absolument atteindre. Nous sommes un groupe, divers et fluctuant, de personnes qui essaient de gérer tout ça avec passion, en s’efforçant de faire en sorte que tous les efforts aboutissent harmonieusement.

Il y a beaucoup de choses pour lesquelles nous devrions avoir de l’espace, mais pour lesquelles nous n’avons encore de place. Mais si nous continuons à essayer, si nous continuons à effectuer de petites améliorations. À nous adapter. À prendre en compte les personnes autour de nous qui veulent contribuer elles aussi ; si nous continuons à réfléchir à la façon dont nous pouvons les aider, eux et tous les autres. Alors chaque pas sera un pas dans la bonne direction, ainsi Rust prospérera et toutes les nombreuses personnes qui travaillent sur Rust et avec Rust s’épanouiront.

Photo « Rusty but pretty »  par Jeanne à vélo, licence CC-BY-SA

Khrys’presso du lundi 23 août 2021

lundi 23 août 2021 à 07:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) ;-)

Brave New World

Spécial France

Spécial média et pouvoir

Spécial Pass Sanitaire et TousAntiCovid

Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Pour rire (pour l’instant)

Spécial GAFAM et cie

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les autres trucs chouettes de la semaine

Deux personnages prennent le café. Le personnage de gauche dit : Toujours aussi corsé, le 'presso ! - la personne de droite répond : Yep, il faut bien ça pour commencer la journée !
Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (7/8)

vendredi 20 août 2021 à 13:37

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le septième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle des alternatives sont envisagées et des pistes proposées pour tenter d’échapper à la fâcheuse tendance au militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Que faire à la place de la déconnance ?

On a déjà pu apercevoir dans les points précédents qu’on se mettait à avoir des pratiques déconnantes non pas parce qu’on est persuadé que ce sont de bonnes pratiques, mais davantage malgré nous, parce que nos propres besoins sont sapés (par exemple faute d’avoir son autonomie comblée, on tente de contrôler l’autre, ce qui nous donne une satisfaction ponctuelle de notre besoin de compétence), parce que c’est le modèle de fonctionnement majoritaire dans nos environnements sociaux, parce qu’on manque d’informations, qu’on est surmené, etc.

Viser les besoins fondamentaux et vivre sa motivation intrinsèque

La solution est donc pour casser ce cercle vicieux est de commencer à nourrir les besoins fondamentaux à travers nos activités (tous les conseils dans les cadres jaunes des schémas précédents), tant les nôtres que ceux des autres en même temps. S’ensuivront des motivations de plus haute qualité pour l’activité, et celles-ci vont aussi nourrir en retour nos besoins en un cercle cette fois-ci vertueux. Et quand on aime profondément une activité, on cherche à en décupler le plaisir, donc on tente de la partager, les personnes aimant partager des émotions plaisantes écoutent et sont à leur tour entraînées dans une motivation à cette activité. Le truc serait juste de vivre et de communiquer pleinement sa motivation intrinsèque pour telle activité.

Cette transmission de la joie et du vécu positif pour une activité qu’on a avec une motivation intrinsèque (comme peuvent l’être tous les loisirs actifs, les disciplines qui ont pu passionner des personnes dans le monde) peut se faire dès qu’on lève toute crainte quant au jugement de celles et ceux qui pourraient observer ce vécu joyeux, crainte qui peut potentiellement s’effacer lorsqu’on est concentré dans l’activité elle-même. Généralement les gens perçoivent la passion, ressentent les émotions positives sincères lorsqu’elles sont explicitement vécues, de façon authentique (par exemple, on ne se forcerait pas à transmettre la joie de faire ceci, on serait juste effectivement joyeux de faire cela)1. La plus grande difficulté de ce partage de motivation intrinsèque réside dans la crainte des atteintes à la proximité sociale : être authentique, c’est être à nu, donc s’exposer potentiellement au jugement d’autrui, à son mépris, à son indifférence, à sa future ostracisation. On peut donc avoir des réticences à s’exposer sincèrement, tout particulièrement lorsqu’on a déjà vécu des situations de forte indifférence ou de mépris alors qu’on était pleinement authentique et bienveillant. Cela demande alors un même type de courage qu’un saut du plongeoir, on ne peut que se jeter à l’eau, s’immerger (ici dans le sujet, en vivant totalement avec lui), et nager jusqu’à l’atteinte du but. La crainte du regard d’autrui, son jugement potentiel est mis de côté, on se concentre sur son rapport authentique à sa passion. Vivre pleinement sa motivation intrinsèque et l’exposer n’est pas tant un effort, un travail, mais plutôt une immersion de l’attention qui est telle que les craintes liées au sapage de la proximité sociale sont pour le moment comme hors sujet.

Viser les motivations extrinsèques intégrées

Cependant, on sait aussi tous que la vie n’est pas forcément composée d’activité attractive. Changer la litière du chat, descendre les poubelles, suivre le Code de la route… Je ne connais personne qui ait de motivation intrinsèque pour ces activités, et c’est tout à fait normal parce que celles-ci peuvent avoir intrinsèquement des stimuli aversifs (l’odeur de la litière, des poubelles), demander des actions ennuyeuses qui n’apportent rien (attendre au stop n’est en rien une expérience qui nous apprend quelque chose), etc. De même, sans motivation intrinsèque, certaines activités militantes peuvent être tout aussi répulsives en premier lieu.

Toutefois on peut avoir des motivations extrinsèques intégrées pour ces actions répulsives, et celles-ci sont puissantes, durables sur le long terme et rendant l’acte moins pénible ou coûteux en efforts. On change alors la litière pour maintenir un foyer plus agréable pour ses habitants (y compris pour le chat qui vous remerciera en cessant de vous faire découvrir au petit matin de petites surprises puantes sur le sol du salon), on suit le Code de la route parce qu’on ne veut pas causer d’accident, on trie ses poubelles correctement pour faciliter le travail des éboueurs et de tous ceux qui travaillent sur le traitement des déchets.

Et comme c’est particulièrement intégré en nous, ça ne nous coûte rien de le faire, on ne rechigne pas, on n’a plus besoin d’y penser, on n’a pas de crainte d’être jugé, on ne sent pas de menaces, on n’agit pas par injonction.

L’autre avantage de cette motivation à régulation intégrée, c’est la résistance aux tentatives de manipulation/d’influence néfaste : par exemple, une personne à motivation intégrée pour le tri triera non seulement tout le temps sans que personne n’ait à lui ordonner quoique ce soit, sans qu’il y ait une seule pression, mais plus encore elle ne sera pas influencée par les arguments tentant de la convaincre que c’est pathétique de trier, et elle continuera son comportement. On a donc là une motivation très puissante, potentiellement préventive face aux menaces et aux tentatives d’influence.

Mais comment transmettre ça à un autre, sans être injonctif, saoulant, culpabilisant ?

Une expérience de la théorie de l’autodétermination est assez éloquente à ce sujet :

ℹ ⇢ Koestner et coll. (1984). Au travers d’une expérience sur la peinture avec des enfants, il a été testé différentes façons de présenter une règle consistant à respecter la propreté du matériel. Pour soutenir l’autonomie malgré une imposition de règles, il a été vu qu’il fallait présenter les choses ainsi :

  • Minimiser l’usage d’un langage contrôlant (« tu dois » « il faut »…),
  • Reconnaître le sentiment des enfants à ne pas vouloir être soigneux avec les outils,
  • Fournir aux enfants une justification de cette limite/règle (c’est-à-dire expliquer pourquoi on a voulu que les outils restent propres).

En présentant ainsi les limites de façon non contrôlante, la motivation intrinsèque des enfants pour la peinture était préservée et beaucoup plus haute que dans un cadre contrôlant (c’est-à-dire avec juste l’ordre de ne pas salir les outils, sans justification ni reconnaissance du sentiment de l’enfant).

Si on transpose cela à l’acte militant, vous avez plus de chances de réussir à transmettre un changement d’habitude, une nouvelle pratique qui supplante une ancienne, une alternative, en n’étant pas contrôlant dans son langage : on supprime l’impératif, « il faut » « tu dois ». À la place, on peut mettre « on peut », « il est possible de » ; je trouve que le conditionnel est aussi très doux pour montrer des possibilités. Et un discours non injonctif qui connote l’ouverture à des possibilités est un discours qui permettra d’éviter des comportements réactants.

Reconnaître les émotions d’autrui, c’est soit se mettre en empathie cognitive avec l’autre (par exemple, imaginer ce que peut ressentir un militant antivax), soit essayer de comprendre ses émotions en l’écoutant activement, sans jugement.

Le thread suivant explique formidablement bien comment on peut communiquer avec « l’adversaire » à sa cause d’une façon qui respecte son autonomie, ses besoins (ici c’est la personne antivax, mais ça pourrait concerner un autre sujet, la méthode d’écoute des émotions et besoins serait tout aussi pertinente).

[Thread] Comment parler à une personne Antivax ? – (le) Deuxième Humain – @DeuxiemeHumain

❭ J’ai vu plein de gens parler de leurs proches qui veulent pas se faire vacciner / ont peur des vaccins / pensent qu’il faut pas faire confiance à la médecine, (4:24 PM · 21 mai 2021 · Twitter)

❭ et qui aimeraient bien les faire changer d’avis ou les pousser à se faire vacciner (pour rester en vie), donc voici quelques astuces pour y arriver :

❭ Précision : tout ce dont je vais parler ici concerne les proches / personnes qu’on connait plutôt bien.

❭ Malheureusement faire changer d’avis un·e inconnu·e sur twitter, surtout un sujet aussi chargé émotionnellement, ce n’est souvent pas un objectif réaliste. Mais si tu as de la patience et du temps, tu peux toujours essayer :)

❭ Le plus important c’est de ne pas prendre les personnes antivax pour des idiotes. C’est pas parce qu’on est antivax qu’on est plut bête qu’un·e autre.

❭ Et même si c’était le cas : se faire prendre de haut ça n’a jamais fait évoluer personne. Et ça n’a jamais n’a définitivement jamais fait évoluer personne de façon saine.

❭ Ne monopolisez pas la parole : c’est important d’avoir une vraie discussion où vous écoutez sincèrement la personne en face, sinon elle ne va pas avoir envie de vous écouter en retour et vous risquez de parler dans le vide.

❭ Il faut essayer d’avoir un véritable échange, ne placez pas uniquement les sources avec les faits ou statistiques sur les vaccins qui montrent que c’est mieux de se faire vacciner comme si vous étiez en train de jouer aux échecs.

❭ Écoutez. Écoutez. Écoutez. Personne ne « naît » antivax. Il y a toujours une raison derrière.

❭ Ça peut être une histoire personnelle, une peur des « élites », une peur ou une incompréhension de la science derrière les vaccins, une perte de confiance envers la médecine, des positions politiques ou religieuses…

❭ Et si la personne en face ne rentre pas dans les détails, posez des questions. Intéressez-vous sincèrement à la personne face à vous et aux raisons qui ont poussé à être contre les vaccins.

❭ Ça vous aidera à mieux l’aider à comprendre ce sujet et aussi à mieux la comprendre de manière générale dans la vie (et c’est toujours cool d’être plus proche de ses proches).

❭ Tant que vous y êtes : parlez de vous aussi. Pourquoi est-ce que vous êtes d’accord-vax ? (Je viens d’inventer ce mot, j’en suis très fier)

❭ Est-ce que vous avez eu des doutes à certains moments ? Comment avez-vous fait pour vous renseigner ? Qu’est-ce qui vous a fait vous décider ? Pourquoi vous faites-vous vacciner ?

❭ Je passe beaucoup de temps dessus, parce que c’est très important d’avoir une vraie discussion et de ne pas venir avec son Powerpoint, balancer plein de chiffres ou de noms qui font sérieux puis repartir direct.

❭ Et la deuxième étape, après avoir pris le temps d’écouter et de parler posément avec la personne antivax, c’est d’apporter des réponses ou des solutions à ses problèmes.

❭ La personne que vous souhaitez convaincre ne fait pas confiance aux positions du gouvernement parce que, honnêtement, c’est des positions qui changent toutes les 2 semaines c’est chelou ?

❭ Parlez-lui des recommandations de l’OMS-qui ont d’ailleurs plusieurs fois été gentiment ignorées par le gouvernement.

❭ Vous êtes face à quelqu’un qui a peur des effets secondaires potentiels ? Regardez ensemble quels sont les effets secondaires potentiels des vaccins et les effets primaires du Covid (Spoiler : le Covid a l’air franchement plus violent).

❭ Et vous pouvez aussi regarder la liste d’effets secondaires de médicaments courants ou qu’elle prends, pour lui montrer que ça n’est pas si différent et qu’il s’agit de cas rares. Ils existent, mais sont rares.

❭ Quelqu’un ne veut pas se faire vacciner parce que « c’est chiant je sais pas comment faire avec internet et tout » ? Vous pouvez l’aider à prendre rendez-vous, le faire pour elui voire même l’accompagner si vous êtes disponible !

❭ Rien que proposer de prendre des rendez-vous au même moment ça peut motiver certaines personnes qui n’étaient pas sûres : avec l’effet de groupe on se dit « allez, tant qu’on y est ! » et c’est toujours plus rassurant d’y aller à plusieurs, surtout avec des proches.

❭ Storytime : Quelqu’un dans ma famille (anonymysé·e pour des raisons d’anonymat) vient d’un pays où il y a littéralement eu des tests de vaccins et médocs faits sur la population « pour voir si ça fonctionne bien avant de les envoyer dans les pays riches ».

❭ Allez savoir pourquoi, cette personne n’a pas super méga confiance en la vaccination contre le Covid du coup. Et bah on va se faire vacciner avant elui, comme ça iel pourra voir si on va bien et aller se faire vacciner en ayant confiance.

❭ Le plus important c’est d’écouter les besoins ou peurs des personnes et les aider à les surmonter -et ça, quels que soient ces problèmes et ces peurs, même si elles nous paraissent ridicules : un peu de compassion punaise !

❭ Félicitations, vous êtes arrivé·es à la fin de ce thread ! Pour fêter ça vous pouvez le RT où l’envoyer à des gens que ça pourrait aider. Et pour me soutenir vous pouvez aller sur https://utip.io/vivreavec , ça nous soutient Matthieu et moi !

Source Twitter.

⚒ Concernant la justification rationnelle à apporter sur « pourquoi » selon le militant il faudrait changer de comportement (ne plus employer tel mot, tel logiciel ; porter le masque, se faire vacciner, ne pas croire ceci, etc.), des méta-analyses révèlent celles les plus convaincantes :

ℹ ⇢ Steingut, Patall et Trimble (2017) ont fait une méta-analyse de 23 expériences portant sur le soutien à l’autonomie qui fournissait une explication ou une justification rationnelle sur la tâche à faire. Ils ont découvert que cette explication augmente la valeur perçue de la tâche, mais peut parfois générer un effet négatif sur le sentiment d’être compétent. En effet, toutes les explications n’ont pas la même valeur autodéterminante, et peuvent être classées en 3 types :

  • contrôlantes : le comportement est dit important pour des raisons externes, tel que « cela vous rapportera de l’argent, une promotion », ou concernant l’apparence physique ou canalisant le sentiment de culpabilité ;
  • autonomes : le comportement est dit important pour soi, ses valeurs personnelles, son développement personnel « cela améliorera votre mémoire/votre indépendance/votre esprit critique… » ;
  • prosociales : le comportement est dit important pour autrui, « cela va apporter du confort et du bien-être à vos proches/aux personnes présentes ».

C’est lorsque l’explication ou la justification est prosociale que le comportement est ensuite le plus efficace, avec une meilleure motivation autonome, un meilleur engagement.

Autrement dit, l’humain étant un animal social, il est davantage motivé de suivre un comportement qui va clairement montrer que ça aide un autre humain ; ça le motive plus que les récompenses, l’argent, l’évitement de la culpabilité, ou la croissance de ces capacités ou compétences personnelles. À mon avis, cette justification prosociale, pour être transmise efficacement, pourrait être formulée au plus concret et proximal possible : dire que le tri des déchets va sauver l’humanité ne sera pas une justification qui motivera le locuteur à changer son comportement, par contre dire que ça facilite le travail de l’éboueur qu’on peut croiser de temps en temps dans sa rue sera bien plus efficace. Parce que la réussite « sauver le monde » est à la fois un défi trop important, quand bien même il serait réussi, il n’y aurait pas de feedback de réussite direct (« ah vous êtes le type qui avait eu une pratique écologique parfaite et depuis nous n’avons plus de pollution, merci beaucoup ! ») ; alors que voir les éboueurs de bonne humeur dans la rue parce qu’il n’y a pas de problème avec les poubelles et les déchets tels que les gens en ont pris soin, est un feedback directement visible, appréciable, concret.

Soutenir l’autonomie (en n’étant pas contrôlant, en donnant des explications rationnelles et prosociales) est stratégiquement le plus approprié si on souhaite transmettre à la personne l’adoption d’un comportement à long terme, qui peut potentiellement « déborder » (Spill Over effect), c’est-à-dire entraîner un comportement analogue (par exemple on apprend un comportement écologique de tri, la personne va faire déborder ce comportement par elle-même en commençant à faire attention à sa production de déchets).

ℹ ⇢ Dolan et Galizzi (2015) ont constaté que cet effet de débordement est au plus fort lorsque les interventions visent la motivation intrinsèque ; et inversement, les interventions basées sur l’augmentation de la culpabilité ont les effets les plus négatifs.

La motivation intrinsèque + la motivation intégrée sont le carburant des résistants et génèrent, selon les situations, un courage, une créativité rebelle et une puissance exceptionnelle, qu’eux-mêmes ne comprennent pas quand elles adviennent2. En cela, il me semble que ce sont les motivations qu’on pourrait davantage tenter de nourrir lorsqu’on est militant ou engagé, puisqu’une seule personne avec une telle motivation peut transformer toute une situation concernant des centaines d’autres.

Un militantisme autodéterminateur plutôt que contrôlant

La théorie de l’autodétermination donne des outils vraiment très accessibles, testables, qui ont déjà démontré une forte efficacité. Mais avant de trop nous emballer, il y a malheureusement à se rappeler que même la militance la plus efficace ne pourra réparer immédiatement tout le mal que des décennies d’environnements sociaux déconnants ont pu générer, ni même réussir à combler les besoins d’individus qui sont encore aux prises d’environnements sociaux sapants. Un oncle peut arriver à rendre joyeux et libre son neveu, mais si l’enfant est battu par ses parents dès qu’il les retrouve, tout le travail de nourrissement des besoins par l’oncle est réduit en miettes. Parfois la meilleure aide à apporter à autrui est de l’aider à fuir des environnements sociaux destructifs, que ce soit la famille maltraitante, le travail où il y a harcèlement, ce village où il n’y a que surveillance, mépris et solitude, etc. Cet exemple peut apparaître éloigné des situations de militance, mais pas tant que ça : lorsqu’on discute, qu’on tente de comprendre l’adversaire ou le spectateur voulant rester dans sa routine et ne rien changer, ceux-ci nous décrivent rapidement des environnements sociaux dans lesquels ils sont sous emprise, parfois de manière très complexe, et dont on peut difficilement les aider à s’extirper pour de meilleurs environnements sociaux (par conséquent, le changement de comportement qu’on propose peut apparaître à la personne comme un effort trop grand, ou ridicule par rapport à la souffrance vécue).

Cependant, pour reprendre cette métaphore familiale, cet oncle qui aura rendu heureux cet enfant maltraité, quand bien même il n’a pas réussi pour le moment à trouver une solution pour libérer cet enfant, lui a tout de même offert un modèle d’environnement social sain, lui aura montré que les choses peuvent fonctionner d’une bien meilleure façon. Cet acte n’est absolument pas anodin, au contraire, il permet d’aider l’enfant à ne pas intérioriser le modèle maltraitant comme étant la bonne chose à reproduire (puisque le modèle concurrent est producteur de bonheur), et ça c’est extrêmement important pour le futur, pour son développement.

Voilà pourquoi ça vaut le coup d’essayer de nourrir les besoins fondamentaux des personnes, surtout dans un travail engagé/militant, quand bien même on n’arrive pas dans l’immédiat à résoudre les grands problèmes, ni à changer aucun comportement ou à convaincre. Il ne s’agit pas de placer un arbre de force, mais de distiller quelques graines ci et là. Si on a nourri un peu les besoins de la personne par notre écoute, c’est déjà beaucoup, parce que c’est montrer concrètement qu’un environnement social peut être nourrissant. Pour donner un exemple concret, des discussions sympas peuvent amener un adversaire à abandonner une idéologie qui le ravageait et se transformer : un incel3 raconte comment le fait d’avoir des discussions banales avec des féministes et autres personnes non-incel lui a apporté quelque chose de libérateur. Le fait de rencontrer d’autres environnements sociaux ne fonctionnant pas de la même manière peut constituer une expérience paradigmatique qui les transforment :

« Quand j’étais un incel je ne sortais jamais. Je n’avais jamais mis un pied dans un bar, un club, je ne connaissais rien de ce style de vie. Du coup, c’était facile de croire tout ce qui se racontait en ligne sur les bars, les clubs, les femmes, parce que je n’avais aucun élément de comparaison issu de la réalité qui m’aurait permis de séparer le vrai du faux.

La première fois que j’ai été dans un bar, j’ai vu un mec faisant bien 10 centimètres de moins que moi et le double de mon poids, installé dans le carré VIP avec plein de femmes sexy gravitant de son côté. Voir ça, ça a anéanti ma vision du monde. Parce que si on en croit la communauté des incels, ce que faisait ce mec, là, c’était littéralement impossible.

En gros, j’ai remplacé ce que j’ai appris des incels par des connaissances tirées d’expériences réelles. » (tiré de reddit.com, traduit par Madmoizelle.com)4.

Voilà ci-dessous tout ce que la théorie de l’autodétermination conseille pour nourrir les besoins et tout ce qui pourrait aider la personne à s’autodéterminer ; il y a aussi tout ce qu’il y a à ne pas faire car cela sape l’autodétermination, envoie les individus vers des motivations de basses qualités. Cependant, si vous êtes autoritaire et si vous visez le contrôle des individus afin d’en faire des pions, que vous avez d’énormes moyens afin de développer ce mode de contrôle (par exemple installer une surveillance massive de tout instant, embaucher de nombreux militants injonctiveurs tels que des chefs, sous-chefs, surveillants, contremaître, black hat trolls5, etc.), évidemment il serait incohérent de suivre les conseils autodéterminateurs puisque cela irait contre vos buts. À noter que ce ne sont pas des conseils juste lancés comme ça, tout a été testé par des expériences et études répliquées.

Recommandations de la SDT pour viser l’autodétermination (= motivation intrinsèque + motivation intégrée + besoins fondamentaux comblés + orientation autonome)
Ce qui aide à l’autodétermination et au bien-être des individus dans les environnements sociaux. (Environnements autodéterminants) Ce qui empêche l’autodétermination, contribue au mal-être, et pousse les individus à être pion dans les environnements sociaux (Environnements contrôlants)
• Viser le bien-être
• Viser le comblement des besoins
• Chercher à ce que les individus soient autodéterminé, puissent s’émanciper grâce à nos apports ou être libres dans la structure (viser la préservation, le developpement, le maintien de la motivation intrinsèque, la régulation identifiée/intégrée, l’orientation autonome, l’amotivation pour les activités/comporte-ments sapant les besoins des autres/de soi)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations intrinsèques, montrer les possibilités de la situation
• Viser le mal-être
• Viser la frustration des besoins pour mieux déterminer son comportement/ses idées…
• Chercher à déterminer totalement les individus, a avoir un contrôle total sur eux (orientation contrôlée/impersonnelle, pas de motivation intrinsèque, introjection, régulation externe, amotivation pour les activi-tés/comportements nourrissant ses ou les besoins des autres)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations extrinsèques, éliminer/nier buts intrinsèques, montrer les impossibilités et les contrôles de la situation
Concevoir un environnement favorisant l’autonomie Concevoir un environnement contrôlant
• transmission autonome de limites (pas de langage contrôlant ; reconnaissance des sentiments négatifs ; justification rationnelle et prosociale de la limite)
• proposition et soutien de vrais choix, pas simplement des options interchangeables
• fournir des explications claires et rationnelles
• permettre à la personne de changer la structure, le cadre, les habitudes si cela est un bienfait pour tous
• ne pas condamner les prises d’initiatives
• modèle horizontal, autogouverné, en appuyant sur le pouvoir constructif de chacun
• punitions
• transmission contrôlée des limites (langage contrôlant, déni des émotions, absence de justification)
• récompenses (conditionné à la performance, conditionnelles)
• mise en compétition menaçant l’ego
• surveillance
• notes / évaluations menaçant l’ego
• objectifs imposés/temps limité induisant une pression
• appuyer sur la comparaison sociale
• évaluation menaçant l’ego
• modèle de pouvoir hiérarchique, en insistant fortement sur son pouvoir dominant
Concevoir un environnement favorisant la proximité sociale Concevoir un environnement niant le besoin de proximité sociale ou uniquement de façon conditionnelle
• faire confiance
• se préoccuper sincèrement des soucis ou problèmes de l’autre
• dispenser de l’attention et du soin
• exprimer son affection, sa compréhension
• partager du temps ensemble
• savoir s’effacer lorsque la personne n’a pas besoin de nous
• écouter
• ne jamais faire confiance
• être condescendant, exprimer du dédain envers les personnes
• terrifier les personnes
• montrer de l’indifférence pour les autres
• instrumentaliser les relations
• empêcher les liens entre les personnes de se faire
• comparaison sociale
• appuyer sur les mécanismes d’inflation de l’ego (l’orgueil, la fierté d’avoir dépassé les autres)
Concevoir un environnement favorisant la compétence Concevoir un environnement défavorisant la compétence ou n’orientant que la compétence via la performance
• être clair sur les procédures, la structure, les attentes
• laisser à disposition des défis/tâches optimales, adaptables à chacun
• donner des trucs et astuces pour progresser
• permettre l’autoévaluation
• si besoin, proposer des récompenses « surprises » et congruentes (sans condition)
• donner des feed-back informatif, positif ou négatif, mais sans implication de l’ego.
• ne pas communiquer d’attentes claires, ni donner de structures ou procédures concernant les choses à faire
• donner des taches et défis inadaptés aux compétences des personnes voire impossible.
• Évaluer selon la performance
• donner des feedback menaçant l’ego de la personne (humiliation, comparaison sociale)
• donner des feedback flous sans informations
• traduire les réussites et échecs en terme interne allégeant.
• feed-back positif pour quelque chose de trop facile
• valoriser les signes extérieurs superficiels de réussite


  1. Les recherches sur l’autodétermination démontrent que généralement les gens détectent et jugent très positivement les personnes à motivation intrinséque, passionnées, et souhaitant empuissanter autrui. Leur propre motivation intrinsèque augmente aussi via l’exposition à ces profils (que ce soit la ou le conjoint·e, les professeur·es, les coachs, les superviseurs, etc.). Cependant, s’ils sont contrôlants, sapent l’autonomie, cela ne marche pas du tout et fait l’effet inverse. Cf Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981) ; Ryan et Grolnick (1986) ; Deci et Ryan (2017).
  2. Dans Un si fragile vernis d’humanité, banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko rapporte comment un routier, voyant une situation où un groupe de Juifs allait se faire expulser ou incarcérer en camp, s’est d’un coup fait passer pour un diplomate auprès des nazis et a pu interdire aux autorités de nuire à ce groupe. Il a fait ça sans l’avoir prémédité. On trouve quantité d’actes non prémédités d’altruisme hautement stratégique et très efficace également dans « Altruistic personnality » des Oliner (dont on a traduit des morceaux ici ; globalement, cela semble dû à un altruisme à motivation intégrée, ou à une amotivation autodéterminée à faire du mal qui a été forgée dans le passé, notamment grâce au fait que les désobéissants aient eu au moins un proche ou un ami nourrissant leurs besoins fondamentaux et présentant concrètement des actes altruistes.
  3. Idéologie anti-femme / anti-couples qui considère (entre autres) que seuls certains hommes exceptionnellement beaux ou riches attireront les femmes, donc qu’ils seront célibataires à jamais. Il y a aussi chez eux un rejet des femmes non-blanches et/ou non-blondes, un rejet des femmes ne suivant pas un modèle traditionnel (par exemple, si elles travaillent, si elles ont fait des études), un rejet du fait qu’elles puissent être des personnes (l’incel considére que s’il rend service à une femme, elle doit coucher avec lui ; il y a une infériorisation de la femme et une objectivation). Ils disent haïr les femmes tout en disant crever d’envie d’être en couple avec elles. Les incels ont commis des tueries de masse à l’encontre des couples et des femmes, cf. le listing sur Wikipédia (il est malheureusement régulièrement mis à jour).
  4. Ici aussi : Jack Peterson, Why i’m leaving incel (Youtube) ; Nina Pareja, « un incel repenti regrette le manque d’ironie du mouvement masculiniste », Slate.fr, 2018 ; et un article du Guardian.
  5. Ou « farfadet de la dialectique à chapeau noir ». Ceci n’est pas un terme de l’Académie française pour troll, mais une proposition d’un internaute qui a répertorié d’autres propositions ici.

(à suivre…)

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Khrys’presso du lundi 16 août 2021

lundi 16 août 2021 à 07:42

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) ;-)

Brave New World

Spécial France

Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Spécial Résistance(s)

Spécial GAFAM et cie

Les livres de la semaine

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les autres trucs chouettes de la semaine

Deux personnages prennent le café. Le personnage de gauche dit : Toujours aussi corsé, le 'presso ! - la personne de droite répond : Yep, il faut bien ça pour commencer la journée !
Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).

Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

vendredi 13 août 2021 à 13:37

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

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