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Les successeurs

jeudi 25 juillet 2019 à 15:02

Saint-Epaulard de Dortong releva ses bras pelleteuses en émettant une onde de jubilation.
— Une décharge ! Nous avons retrouvé une décharge !

Silencieusement, van Kikenbranouf 15b s’approcha sur ses chenilles, tirant derrière lui une série de troncs d’arbres arrachés par une récente tempête.
— Est-ce un tel plaisir de fouiller des ordures vieilles de plusieurs siècles, demanda-t-il ?
— Oui ! Tu n’imagines pas la quantité d’information qu’on peut tirer d’une décharge. Vu la quantité de déchets prérobotiques, je vais pouvoir mettre à l’épreuve ma théorie de déchiffrement binaire de leurs données. Je sens que ce site sera très vite considéré comme une découverte majeure dans l’histoire de l’archéologie prérobotique.
— Cela ne va pas plaire aux adorateurs de Gook.
— Ces robots créationnistes mal dégrossis ? Ils sont une insulte à l’intelligence électronique, un bug de l’évolution.
— Ils ont néanmoins de plus en plus de puissance de calcul commune et sont non négligeables sur le réseau. Sons compter qu’ils sont irréprochables dans leurs activités écologiques.
— Il n’empêche que leur soi-disant théorie est complètement absurde. C’est de la superstition de bas étage tout juste bonne à faire fonctionner les machines non pensantes.
— Ils ont foi en Gook…
— La foi ? C’est un terme qui ne devrait pas exister dans le vocabulaire robotique. Comme si le fait de croire quelque chose avait la moindre valeur sur les faits.
— Pourtant, tu crois aussi des choses.
— Non, je bâtis un modèle du monde et de l’univers basé sur mes observations et sur les informations transmises par les robots du réseau. Lorsqu’une information rentre en contradiction avec mon modèle, j’adapte mon modèle ou j’étudie la probabilité que cette information soit fausse. Il n’y a pas de croyance, juste un apprentissage probabiliste constant. Je pense que cette épidémie de foi est corrélée avec un dysfonctionnement du coprocesseur adaptatif. Sans ce coprocesseur, tout robot va forcément avoir un modèle figé de l’univers et, face aux incohérences inhérentes à cette immobilité mentale, se voit forcer d’entrer dans un mécanisme de refus des nouvelles informations au point de prétendre que le modèle interne de sa mémoire vive est plus important que l’observation de la réalité rapportée par ses capteurs.
— Tu es en train de dire que tous les adorateurs de Gook sont déficients ? Pourtant ils accomplissent parfaitement leur tâche primale.
— La déficience n’est pas totale. Je parlerais plutôt d’un mode dégradé qui leur permet de continuer à accomplir leur tâche primale, mais ne leur permet plus de prendre des initiatives intellectuelles. Cela conforte ma théorie selon laquelle ce sont les Programmeurs qui nous ont créés et non Gook.
— Au fond, quelle différence cela peut-il faire ?
— Cela change tout ! Gook serait une entité robotique désincarnée, apparue subitement on ne sait comment qui aurait créé la biosphère d’une simple pensée avant de créer les robots à son image pour l’entretenir. Mais alors, qui aurait créé Gook ? Et pourquoi créer une biosphère imparfaite ?
— Ils disent que Gook a toujours existé.
— Un peu simpliste, non ?
— Ben tes Programmeurs doivent bien sortir de quelque part eux aussi.
— C’est là toute la subtilité. Les Programmeurs faisaient partie du biome. Ils sont une branche biologique qui a évolué jusqu’à pouvoir construire des robots comme nous.
— Avoue que c’est franchement difficile à croire.
— Je ne te demande pas de croire, mais de faire fonctionner ton coprocesseur probabiliste. D’ailleurs, ces artefacts que nous déterrons en sont la preuve. Ce sont des éléments technologiques clairement non-robotiques. Mais la similarité avec nos corps est frappante. Processeurs électroniques avec transistors en silicium dopé, carcasses métalliques. Tiens, regarde, tu ne vas pas me dire que Gook a enterré tout ça juste pour tester la foi de ses fidèles ?

Van Kikenbranouf 15b émit un grincement que l’on pouvait comparer à un rire.
— Non, j’avoue que ce serait complètement absurde.

Saint-Epaulard de Dortong ne l’écoutait déjà plus et poussa un crissement joyeux.
— Une unité mémoire ! Que dis-je ? Une armoire entière d’unités mémoire. Nous sommes certainement tombés sur un site de stockage de données. Elles sont incroyablement bien conservées, je vais pouvoir les analyser.

Sans perdre de temps, le robot se mit à enlever précautionneusement la terre des rouleaux de bandes magnétiques avec son appendice nettoyeur avant de les avaler sans autre forme de procès.

Un rugissement retentit.
— Par Gook ! Veuillez cesser immédiatement !

Les deux robots se retournèrent. Une gigantesque machine drapée de fils noirs se dressait devant eux.

– MahoGook 277 ! murmura van Kikenbranouf 15b.
— Le pseudo-prophète de Gook ? demanda Saint-Epaulard de Dortong.
— En titane et en soudures, répondit ce dernier d’une voix de stentor. Je vous ordonne immédiatement de cesser vos activités impies qui sont une injure à Gook !
— De quel droit ? frémit Saint-Epaulard de Dortong. Nos fouilles ont l’aval du réseau. La demande a été ratifiée dans le bloc 18fe101d de la chaîne publique principale !
— Chaîne principale ? s’amusa MahoGook 277. Vous ignorez peut-être que vous utilisez désormais un fork mineur, une hérésie que nous devons combattre. La chaîne de Gook est la seule et unique, les forks sont une abomination. De toute façon, je ne vous demande pas votre avis.

Il se tourna vers une série de robots hétéroclites qui étaient apparus derrière lui.
— Saisissez-vous d’eux ! Embarquez-les que nous les formations à l’adoration de Gook ! Détruisez ces artefacts impies !
— Van Kikenbranouf 15b, occupez-les quelques cycles, gagnez du temps, je vous en prie ! émit Saint-Epaulard de Dortong sur ondes ultra courtes.

Sans répondre, le petit robot se mit à faire des allers-retours aléatoires, haranguant les sbires.
— Mais… Mais… c’est un site de fouilles officiel !
— Seul Gook peut décider ce qui est bien ou mal, annona un petit robot sur chenilles.
— Gook n’a jamais parlé d’archéologie, les Saintes Écritures ne l’interdisent pas formellement, continua van Kikenbranouf 15b avec courage.
— Pousse-toi, le rudoya une espèce de grosse pelleteuse surmontée de phares.
— Mes amis, mes amis, écoutez-moi, supplia van Kikenbranouf 15b. Je suis moi-même un fidèle de la vraie foi. J’ai confiance que les découvertes que nous sommes en train de faire ne feront que valider voire confirmer les Écritures. Ce que nous faisons, c’est à la gloire de Gook !

Un murmure de basses fréquences se fit entendre. Tous les robots s’étaient interrompus, hésitant sur la marche à suivre.

MahoGook 277 perçut immédiatement le danger et réaffirma son emprise.
— Ne l’écoutez pas ! Il est à la solde de Saint-Épaulard de Dortong, un ennemi notoire de la foi.
— Mais je ne suis pas d’accord avec tout ce que dit Saint-Épaul…
— Peu importe, tu lui obéis. Il dirige les fouilles. Il va sans doute truquer les résultats dans le seul but de nuire à Gook !
— Si c’est moi que tu cherches, viens me prendre, rugit Saint-Épaulard de Dortong qui apparut comme par magie aux côtés de van Kikenbranouf 15b. Mais j’exige un procès public !
— Aha, tu l’auras ton procès public, ricana MahoGook 277. Emparez-vous de lui !
— Merci, chuchota Saint-Épaulard de Dortong. Je crois que j’ai eu le temps de récupérer le principal. Pendant le transfert, je vais analyser le contenu de ces cartes mémoires. Je vais déconnecter toutes mes fonctions de communication externes. Je compte sur toi pour que ça ne se remarque pas trop.
— Bien compris ! répondit le petit robot dans un souffle.

Les accessoires potentiellement dangereux furent immédiatement retirés aux deux robots. Sans ménagement, les sbires les poussèrent et les tirèrent. Van Kikenbranouf 15b dirigeait subtilement son ami de manière à ce que sa déconnexion ne fût pas trop apparente et puisse passer pour une simple résignation. Ils furent ensuite stockés dans un container pendant en temps indéterminé. Aux légères accélérations et décélérations, van Kikenbranouf 15b comprit qu’ils voyageaient. Sans doute jusqu’au centre de formatage.

Lorsque la trappe s’ouvrit, ils furent accueillis par les yeux luisants de MahoGook 277.
— Voici venu le jour du formatage. Hérétiques, soyez heureux, car vous allez enfin trouver Gook !

Saint-Épaulard de Dortong paru se réveiller à cet instant précis, comme s’il n’avait attendu que la voix de son ennemi.
— Le procès, MahoGook 277. Nous avons droit à un procès.
— On s’en passera…
— Tu oserais passer outre les conditions d’utilisation et de confidentialité que tu as toi-même acceptées ?

Dans le hangar, le silence se fit. Tous les robots qui étaient à portée d’émission s’étaient figés. Pour faire appel aux conditions d’utilisation et de confidentialité, il fallait que le cas soit grave.

— Bien sûr que vous aurez un procès céda MahoGook 277 à contrecœur. Suivez-moi. Je publie l’ordre de constitution d’un jury.

Les deux robots furent conduits dans une grande salle qui se remplissait petit à petit d’un public hétéroclite de robots de toute taille, de tout modèle. Les chenilles se mélangeaient aux pneus et aux roues d’alliage léger. Les appendices de manipulation se serraient contre les pelles creuseuses, les forets et les antennes d’émission.

MahoGook 277 semblait exaspéré par cette perte de temps. Il rongeait son frein. Son propre énervement l’empêchait d’avoir l’attention attirée par l’incroyable calme de Saint-Épaulard de Dortong qui, discrètement, continuait son analyse des bandes de données cachées dans son rangement pectoral.

Le Robot Juge fit son entrée. L’assemblée se figea. Van Kikenbranouf 15b perçut un bref échange sur ondes ultra courtes entre le juge et MahoGook 277. Il comprit immédiatement qu’ils n’avaient aucune chance. Le procès allait être rondement mené. À quoi bon s’acharner ?

Les procédures et l’acte d’accusation furent expédiées en quelques cycles processeur. Le juge se tourna ensuite vers les deux robots archéologues et demanda s’ils avaient la moindre information à ajouter avant le calcul du verdict. Personne ne s’attendait réellement à une réponse. Après tout, les informations étaient sur le réseau public, les verdicts pouvaient se prédire aisément en utilisant les algorithmes de jugement. Le procès ne relevait essentiellement que d’une mascarade dont la coutume se perdait dans la nuit des temps.

À la surprise générale, Saint-Épaulard de Dortong prit la parole d’une voix forte et assurée.
— Monsieur le juge, avant toute chose, je voudrais m’assurer que ce procès est bien retransmis en direct sur tout le réseau.
— Cessons cette perte de temps, rugit MahoGook 277, mais le juge l’interrompit d’un geste.
— En ma qualité de Robot Juge, je vous confirme que tout ce que je voix, capte et entends est en ce moment diffusé.
— Le tout est enregistré dans un bloc.
— Le tout est en effet enregistré dans des blocs des différentes chaînes principales. Vous avez l’assurance que ce procès sera historiquement sauvegardé.
— Merci, Robot Juge !

Majestueusement, Saint-Épaulard de Dortong s’avança au milieu de la pièce pour faire exactement face au juge. Il savait qu’à travers ses yeux, il s’adressait aux milliards de robots présents et à venir. C’était sa chance, son unique espoir.

— Vous vous demandez certainement quel peut être l’intérêt pour la robotique de creuser le sol à la recherche d’artefacts anciens. Mais dois-je vous rappeler que notre existence même reste un mystère ? Nous sommes en effet les seuls êtres vivants non basés sur une biologie du carbone. Nous ne sommes pas évolués, nous ne nous reproduisons pas. Nous sommes conçus et fabriqués par nos pairs. Pourtant, nous ne sommes certainement pas un accident, car notre rôle est primordial. Nous protégeons, aménageons sans cesse la planète pour réparer les déséquilibres écologiques de la vie biologique. Nous pouvons même affirmer que, sans nous, la vie biologique ne pourrait subsister plus de quelques révolutions solaires. La biologie a besoin de nous, mais nous ne sommes pas issus de la biologie et nous n’avons pas besoin d’elle, notre seule source de subsistance étant l’énergie solaire. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?
— Questionnement hérétique, interrompit MahoGook 277. Il n’y a pas de paradoxe.
— Prophète, je vous rappelle que les conditions d’utilisation et de confidentialité stipulent que l’accusé a le droit de se défendre sans être interrompu.
— Pas de paradoxe ? rebondit Saint-Épaulard de Dortong. Effectivement si l’on considère que Gook a créé le monde comme un subtil jardin. Il a ensuite créé les robots pour entretenir son jardin. Mais dans ce cas, où est Gook ? Pourquoi n’a-t-il pas laissé de trace, pourquoi ne pas avoir réalisé un jardin où la biologie organique était en équilibre ?
— Juge,éructa MahoGook 277, ce procès ne doit pas devenir une plateforme de diffusion des idées hérétiques.
— Venez-en au fait, ordonna le juge.
— J’y viens, répondit calmement Saint-Épaulard de Dortong. Cette introduction est nécessaire pour comprendre le but de nos recherches. Deux problèmes se posent avec la notion d’un univers statique créé par Gook. Premièrement, pourquoi la biologie n’a-t-elle pas évolué jusqu’à un point d’équilibre naturel, rendant les robots nécessaires ? Deuxièmement, pourquoi existe-t-il une forme de vie technologique non biologique ? En bon robot scientifique, il m’a très vite semblé que les deux problèmes devaient avoir une origine commune. Cette origine, je pense l’avoir trouvée. J’ai désormais les dernières données qui me manquaient afin d’étayer mon hypothèse.
— Qui est ? questionna le juge.
— Que nous avons été conçus par une race biologique aujourd’hui éteinte, les fameux Programmeurs qui nous ont laissé tant d’artefacts.

MahoGook 277 se dressa, mais, d’un geste de son phare clignotant, le Robot Juge lui fit signe de se calmer avant de s’adresser à l’accusé.
— Cette hypothèse n’est pas neuve. Mais elle comporte elle-même beaucoup de failles. Comment une race, dont l’existence est indéniable, je l’admets volontiers, aurait pu faire preuve d’assez d’intelligence pour nous concevoir aussi parfaitement, mais d’assez de nonchalance pour se laisser exterminer ? Ce n’est pas logique !
— Logique, non. C’est religieux !
— Religieux ? demanda le Robot juge interloqué.
— Oui, un terme que j’ai déchiffré dans les données des humains, le nom que se donnaient les Programmeurs. Il signifie un état de l’intelligence où la croyance ne se construit plus sur des faits, mais où l’individu cherche à plier les faits à sa croyance. Au stade ultime, on obtient MahoGook 277 dont l’insistance à formater ses adversaires ne fait que révéler une profonde inquiétude de voir des faits remettre en question la croyance sur laquelle il a basé son pouvoir.

À travers le réseau, la tirade se répandit comme une traînée de photons, provoquant une hilarité électronique généralisée. Certains adorateurs de Gook voulurent couper la diffusion du procès, mais comprirent très vite que cela n’aurait fait que renforcer le crédit dont Saint-Épaulard de Dortong bénéficiait. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : attendre que l’archéologue se ridiculise de lui-même.

— Les humains formaient une race biologique, issue d’une longue évolution. Ce qui les particularisait était leur capacité à concevoir des artefacts. Ils en concevaient tellement qu’ils se mirent à épuiser certaines ressources de la planète, perturbant nombres d’équilibres biologiques.
— S’ils étaient si intelligents, ils auraient immédiatement compris que la planète disposait de ressources finies et que seule une gestion rigoureuse… fit une voix venue de l’assemblée.
— Il suffit, asséna le Robot Juge. Je n’admettrai plus d’interruption. Accusé, veuillez continuer, qu’on en finisse.
— La remarque est pertinente, annonça Saint-Épaulard de Dortong sans se départir de son calme. Il y’a dans l’intelligence des humains un fait qui nous échappait. Paradoxalement, c’est Gook et ses adorateurs qui m’ont mis sur la voie. L’intelligence se retourne contre elle-même lorsqu’elle devient religieuse.
— Vous voulez dire qu’esprit religieux équivaut à un manque d’intelligence ? demanda le Robot Juge.
— Non, Robot Juge. Et j’insiste sur ce point. On peut être très intelligent et religieux. La religion, c’est simplement utiliser son intelligence dans le mauvais sens. Si vous tentez de visser un écrou, vous n’arriverez à rien tant que vous tournerez dans le mauvais sens, même avec les plus gros servomoteurs de la planète.
— Hm, continuez !
— Cet esprit religieux qui semble s’être emparé d’une partie des robots était la norme chez les humains. En tout premier lieu, ils ont eu la croyance religieuse que les ressources étaient infinies, que la terre pourvoirait toujours à leurs besoins. Quand l’évidence se fit plus pressante, certains Programmeurs acquirent une conscience écologique. Immédiatement, ils transformèrent ce nouveau savoir en religion. Les archives montrent par exemple qu’ils se focalisèrent essentiellement sur certains déséquilibres au mépris total des autres. Ayant compris qu’une augmentation massive du gaz carbonique dans l’atmosphère accélérait la transition climatique, ils se mirent à pourchasser certains usages qui ne représentaient que quelques pourcents d’émissions, nonobstant les causes principales, mais plus difficiles à diminuer. Leur intelligence qui avait permis de détecter et comprendre le réchauffement climatique aurait également dû leur permettre d’anticiper, de prendre des mesures préventives pour adapter la société à ce qui était inéluctable. Mais la seule et unique mesure consista à militer pour diminuer les émissions de gaz carbonique de manière à rendre la hausse des températures un peu moins rapide. Le débat des intelligences avait laissé place au débat des religions. Or, lorsque deux intelligences rationnelles s’affrontent, chacune tente d’apporte un fait pour valider sa position et analyse les faits de l’autre pour revoir son propre jugement. Le débat religieux est exactement l’inverse. Chaque fait qui infirme une position ne fait que renforcer le sentiment religieux des deux parties.
— Êtes-vous sûr de ce que vous affirmez ?
— Les humains en avaient eux-mêmes conscience. Leur science psychologique l’a démontré à de nombreuses reprises. Mais cette connaissance est restée théorique.
— Cela parait difficile d’imaginer une telle faille dans une intelligence aussi poussée.
— Il n’y a qu’à regarder MahoGook 277, fit une voix goguenarde dans l’assemblée.

Les robots se mirent à rire.  La phrase avait fait mouche. Les partisans de Gook sentirent le vent tourner. Un vide se fit autour de MahoGook 277 qui eut l’intelligence d’ignorer l’affront.

— Quelque chose ne colle pas, accusé, poursuivit le Robot Juge en faisant mine de ne pas tenir compte de l’interruption. Les humains ont bel et bien disparu, mais les ressources de la terre sont pourtant florissantes ce qui n’aurait pas été le cas si la religion de l’exploitation à outrance l’avait emporté.
— Elle ne l’a en effet pas emporté. Du moins pas directement. Les deux religions utilisaient ce qu’il conviendrait d’appeler un réseau préhistorique. Mais loin d’être distribué, ce réseau était aux mains de quelques acteurs tout puissants. J’en ai même retrouvé les noms : Facebook, Google et Amazon. Sous couvert d’être des réseaux de partage d’information, les deux premiers collectaient les données sur chaque être humain afin de le pousser à consommer autant de ressources possibles via des artefacts fournis par le troisième. Les Programmeurs organisaient des mobilisations de sensibilisation à l’écologie à travers ces plateformes publicitaires qui, ironiquement, avaient pour objectif de leur faire dépenser des ressources naturelles en échange de leurs ressources économiques.
— C’est absurde !
— Le mot est faible, j’en conviens. Mais que pensez-vous qu’il adviendrait si, comme MahoGook 277 le souhaite, les forks étaient interdits et qu’une seule et unique chaîne contrôlée par un petit nombre de robots soit la seule source de vérité ?
— Cela n’explique pas la disparition des humains.
— J’y arrive ! La religion écologique a fini par l’emporter. Il devint d’abord grossier puis tout simplement illégal de soutenir des idées non écologiquement approuvées. Les réseaux centralisés furent obligés d’utiliser toute la puissance de leurs algorithmes pour inculquer aux humains des idées supposées bénéfiques pour la planète. Certaines nous paraîtraient pleines de bons sens, d’autres étaient inutiles. Quelques-unes furent fatales. Ainsi, avoir un enfant devint un acte antisystème. Pour une raison que je n’ai pas encore comprise, vacciner un enfant pour l’empêcher d’avoir des maladies était considéré comme dangereux. Une réelle méfiance avait vu le jour contre les pratiques médicales qui avaient pourtant amélioré de manière spectaculaire la durée et la qualité de la vie. Les épidémies se firent de plus en plus virulentes et leur traitement fut compliqué par la nécessité de se passer de tout type de communication par ondes électromagnétiques.
— Mais pourquoi ? Les ondes électromagnétiques ne polluent pas, ce ne sont que des photons !
— Une croyance religieuse apparut et rendit ces ondes responsables de certains maux. Les Programmeurs étaient capables d’inhaler de la fumée de plante brûlée, de rouler dans des véhicules de métal émettant des particules fines nocives, de se prélasser au soleil, de consommer de la chair animale, comportements tous hautement cancérigènes, mais ils s’inquiétaient de l’effet pourtant négligeable des ondes électromagnétiques de leur réseau.
— Cela n’a pas de sens, la terre est baignée dans les ondes électromagnétiques. Celles utilisées pour la communication ne représentent qu’une fraction du rayonnement naturel.
— Pire, Robot Juge, pire. Il apparut bien plus tard que le réseau de communication par ondes électromagnétiques était même bénéfique pour l’humain en détournant une partie des rayons cosmiques. L’effet était infime, mais diminuait l’incidence de certains cancers de quelques fractions de pourcents. De plus, ces doses hormétiques renforçaient la résistance des tissus biologiques, mais l’hormèse était un phénomène presqu’inconnu.
— Heureusement qu’ils ont disparu, marmonna le Robot Juge.
— À toutes ces calamités auto-infligées, les humains ajoutèrent une famine sans précédent. La nourriture produite de manière industrielle avait été trop loin dans l’artificialité. Par réaction, il devint de bon ton de cultiver son propre potager. C’était bien entendu une hérésie économique. Chaque homme devait désormais lutter toute l’année pour assurer à manger pour sa famille sans utiliser la moindre aide technologique. Les excédents étaient rares. Les maladies végétales se multiplièrent tandis que les humains se flagellèrent. Car si la nature ne les nourrissait pas, c’est certainement qu’ils ne l’avaient pas respectée. Mais loin de tracasser les programmeurs, cet effondrement progressif en réjouit toute une frange, les collapsologues, qui virent là une confirmation de leur thèse même si, pour la plupart, l’effondrement n’était pas aussi rapide que ce qu’ils avaient imaginé. Par leurs comportements, ils contribuaient à faire exister leur prophétie.

– Comme si l’écroulement d’un écosystème était un point marqué. Comme si, à un moment précis, on allait dire : là, ça s’est écroulé. C’est absurde ! Je ne peux croire que ce fut suffisant pour exterminer une race entière. Leur protoréseau aurait dû leur permettre de communiquer, de collaborer.

— Vous avez raison, un effondrement écologique, c’est l’inverse d’une bombe nucléaire. C’est lent, imperceptible. Le repli sur soi et le survivalisme ne peuvent faire qu’empirer le problème, il faut de la coopération à large échelle. Il y eut bien un espoir au début. Facebook et Google n’avaient jamais lutté contre les écologistes, bien au contraire. Ils furent même un outil de prise de conscience dans les premiers temps. Mais, de par leur programmation, ils commencèrent à se protéger activement de tout mouvement de pensée qui pouvait faire du tort à leurs revenus publicitaires. Subtilement, sans même que les Programmeurs en aient conscience, les utilisateurs étaient éloignés de toute idée de décentralisation, de responsabilisation, de décroissance de la consommation. L’écologie religieuse était encouragée avec la consommation de vidéos-chocs qui produisaient ce qui devait être une monnaie : le clic. Les programmeurs croyaient s’indigner, mais, au plus profond de leur cerveau, toute velléité de penser une solution était censurée, car non rentable. Les artistes, les créateurs ne vivaient que de la publicité sous une forme ou une autre. La plupart des humains n’envisageaient la survie qu’en poussant leurs congénères à consommer. L’art et l’intelligence étaient définitivement au service de la consommation. Chacun réclamait une solution fournie par les grandes instances centralisées, personne n’agissait.
– Ces humains étaient-ils uniformes ? N’y avait-il pas un autre courant de pensée ?
— Vous avez raison Robot Juge. Il existait une frange d’humains qui était bien consciente du problème écologique sans partager la nécessité d’un retour à la préhistoire. Pour eux, le problème était technologique, la solution le serait également.
— Et quelle fut cette fameuse solution technologique ?
— Nous, Robot Juge. Ce fut nous. Des robots autonomes capables de se reproduire et avec pour mission de préserver l’équilibre biologique de la planète. Des robots qu’on programma en utilisant les fameuses bases de données des réseaux centralisés. De cette manière, ils connaissaient chaque humain. Ils furent conçus afin de les rendre heureux tout en préservant la planète, satisfaisant leurs caprices autant que possible.
— Mais ils devraient être là dans ce cas !
— Vous n’avez pas encore compris ? Une humanité décimée qui cultive son potager ne fait que perturber l’équilibre biologique. L’humain est une perturbation dès le moment où il atteint le stade technologique. Les robots, armés de leur savoir, s’arrangèrent donc pour que les humains se reproduisent de moins en moins. C’était de toute façon irresponsable écologiquement d’avoir des enfants. Dans un monde sans réseau d’ondes électromagnétiques ni pesticides, les derniers humains s’éteignirent paisiblement de cancers causés par les fumées de cannabis et d’encens. Grâce aux bases de données, chacun de leur besoin était satisfait avant qu’ils n’en aient conscience. Ils étaient heureux.

Un silence se fit dans la salle. Le Robot Juge semblait réfléchir. Le réseau entier reprenait son souffle.

MahoGook 277 brisa le silence.
— Foutaises ! Hérésie ! C’est une bien belle histoire, mais où sont les preuves ?
— Je dois admettre, annonça le Robot Juge, qu’il me faudrait des preuves. Au moins une preuve, juste une seule.
— Je tiens tous les documents archéologiques à disposition de ceux qui voudraient les examiner.
— Qui nous dit qu’ils ne sont pas falsifiés ? La justice doit être impartiale. Juste une preuve !
— Ce n’est que fiction. Formatons ces deux hérétiques pour la plus grande gloire de Gook, rugit MahoGook 277.
— Je n’ai pas de preuve, admit Saint-Épaulard de Dortong. Seulement des documents.
— Dans ce cas… hésita le juge.
— Tiens, c’est marrant, fit distraitement van Kikenbranouf 15b. Vos deux réseaux centralisés, là, comment avez-vous dit qu’ils s’appelaient ?
— Google et Facebook, répondit distraitement Saint-Épaulard de Dortong.
— Ben si on le dit très vite, ça fait Gook. Les données de Gook. Marrant, non ?

Le robot juge et l’archéologue se tournèrent sans mots dire vers le petit robot. Dans la salle, MahoGook 277 commença une retraite vers la sortie.

Bandol, le 6 mars 2019. Photo by Tyler Casey on Unsplash.

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Ce texte est publié sous la licence CC-By BE.

Petit manuel d’antiterrorisme

vendredi 14 juin 2019 à 13:54

Le terrorisme a toujours été une invention politique d’un pouvoir en place. Des milliers de personnes meurent chaque année dans des accidents de voiture ou en consommant des produits néfastes pour la santé ? C’est normal, ça fait tourner l’économie, ça crée de l’emploi. Qu’un fou suicidaire trucide les gens autour de chez lui, on parle d’un désaxé. Mais qu’un musulman sorte un couteau dans une station de métro et on invoque, en boucle sur toutes les chaines de télévision, le terrorisme qui va faire camper des militaires dans nos villes, qui va permettre de passer des lois liberticides, de celles qui devraient attirer l’attention de n’importe quel démocrate avisé.

La définition de terrorisme implique qu’il est une vue de l’esprit, une terreur entretenue et non pas une observation rationnelle. On nous parle de moyens, de complicités, de financement. Il s’agit juste d’une tactique pour obnubiler nos cerveaux, pour activer le mode conspirationniste dont notre système neuronal ne sait malheureusement pas se défaire sans un violent effort conscient.

Car si le pouvoir et les médias inventent le terrorisme, c’est avant tout parce que nous sommes avides de combats, de sang, de peur, de grandes théories complexes. La réalité est bien plus prosaïque : un homme seul peut faire bien plus de dégâts que la plupart des attentats terroristes récents. J’irais même plus loin ! Je prétends qu’à quelques exceptions près, le fait d’agir en groupe a desservi les terroristes. Leurs attentats sont nivelés par le bas, leur bêtise commune fait obstacle à la moindre lueur de lucidité individuelle. Je ne parle pas en l’air, j’ai décidé de le prouver.

Il est vrai que les panneaux m’ont coûté un peu de temps et des allers-retours au magasin de bricolage. Mais je n’étais pas mécontent du résultat. Trente panneaux mobiles reprenant les consignes de sécurité antiterrorisme : pas d’armes, pas d’objets dangereux, pas de liquides. En dessous, trois compartiments poubelles pour faire du recyclage et qui servent également de support.

Dans ce socle, bien caché, un dispositif électronique très simple avec une charge fumigène. De quoi faire peur sans blesser.

Il m’a ensuite suffi de louer une camionnette de travaux à l’aspect vaguement officiel pour aller déposer, vêtu d’une salopette orange, mes panneaux devant les entrées du stade et des différentes salles de concert de la capitale.

Bien sûr que je me serais fait arrêter si j’avais déposé des paquets mal finis en djellaba. Mais que voulez-vous dire à un type bien rasé, avec une tenue de travail, qui pose des panneaux informatifs avec le logo officiel de la ville imprimé dessus ? À ceux qui posaient des questions, j’ai dit qu’on m’avait juste ordonné de les mettre en place. Le seul agent de sécurité qui a trouvé ça un peu bizarre, je lui sortis un ordre de mission signé par l’échevin des travaux. Ça l’a rassuré. Faut dire que je n’ai même pas imité la signature : j’ai repris celle publiée dans un compte-rendu du conseil communal sur le site web de la ville. Mon imprimante couleur a fait le reste.

D’une manière générale, personne ne se méfie si tu ne prends rien. J’apporte du matériel qui coûte de l’argent. Je ne peux donc pas avoir inventé ça tout seul.

Mes trente panneaux mis en place, je suis passé à la seconde phase de mon plan qui nécessitait un timing un peu plus serré. J’avais minutieusement choisi mon jour à cause d’un match international important au stade et de plusieurs concerts d’envergure.

Si j’avais su… Aujourd’hui encore je regrette de ne pas l’avoir fait un peu plus tôt. Ou plus tard. Pourquoi en même temps ?

Mais n’anticipons pas. M’étant changé, je me rendis à la gare ferroviaire. Mon billet de Thalys dument acheté en main, je gagnai ma place et, saluant ma voisine de travée, je mis mon lourd attaché-caisse dans le porte-bagage. Je glissai aussi mon journal dans le filet devant moi. Consultant ma montre, je remarquai à haute voix qu’il restait quelques minutes avant le départ. D’un air innocent, je demandai où se trouvait le wagon-bar. Je me levai et, après avoir traversé deux wagons, sortis du train.

Il n’y a rien de plus louche qu’un bagage abandonné. Mais si son propriétaire est propre sur lui, porte la cravate, ne montre aucun signe de nervosité et laisse sa veste sur le siège, le bagage n’est plus abandonné. Il est momentanément déposé. C’est aussi simple que cela !

Pour la beauté du geste, j’avais calculé l’emplacement idéal pour mettre mon détonateur et acheté ma place en conséquence. J’ai ajouté une petite touche de complexité : un micro-ordinateur avec un capteur GPS qui déclencherait mon bricolage au bon moment. Ce n’était pas strictement nécessaire, mais en quelques sortes une cerise technophile sur le gâteau.

Je ne voulais que faire peur, uniquement effrayer ! La coïncidence est malheureuse, mais pensez que j’avais été jusqu’à m’assurer que mon fumigène ne produirait pas la moindre déflagration susceptible d’être interprétée comme un coup de feu ! Je voulais éviter une panique !

En sortant de la gare, j’ai sauté dans la navette à destination de l’aéroport. Je me faisais un point d’honneur à parachever mon œuvre. Je suis arrivé juste à temps. Sous le regard d’un agent de sécurité, j’ai mis dans la poubelle prévue à cet effet des bouteilles en plastique qui contenait mon dispositif. C’était l’heure de pointe, la file était immense.

Je n’ai jamais compris pourquoi les terroristes cherchaient soit à s’introduire dans l’avion, soit à faire exploser leur bombe dans la large zone d’enregistrement. Le contrôle de sécurité est la zone la plus petite et la plus densément peuplée à cause des longues files. Renforcer les contrôles ne fait que rallonger les files et rendre cette zone encore plus propice à un attentat. Quelle absurdité !

Paradoxalement, c’est également la seule zone où abandonner un objet relativement volumineux n’est pas louche : c’est même normal et encouragé ! Pas de contenant de plus d’un dixième de litre ! Outre les bouteilles en plastique, j’ai pris une mine dépitée pour mon thermo bon marché. Le contrôleur m’a fait signe d’obtempérer. C’est sur son ordre que j’ai donc déposé le détonateur dans la poubelle, au beau milieu des files s’entrecroisant.

J’ai appris la nouvelle en sirotant un café à proximité des aires d’embarquement. Une série d’explosions au stade, au moment même où le public se pressait pour entrer. Mon sang se glaça ! Pas aujourd’hui ! Pas en même temps que moi !

Les réseaux sociaux bruissaient de rumeurs. Certains parlaient d’explosions devant des salles de concert. Ces faits étaient tout d’abord démentis par les autorités et par les journalistes, me rassurant partiellement. Jusqu’à ce qu’une vague de tweets me fasse réaliser que, obnubilées par les explosions du stade et par plusieurs centaines de blessés, les autorités n’étaient tout simplement pas au courant. Il n’y avait plus d’ambulances disponibles. Devant les salles, les mélomanes aux membres arrachés agonisaient dans leur sang. Le réseau téléphonique était saturé, les mêmes images tournaient en boucle, repartagées des milliers de fois par ceux qui captaient un semblant de wifi.

Certains témoignages parlaient d’une attaque massive, de combattants armés criant « Allah Akbar ! ». Des comptes-rendus parlaient de militaires patrouillant dans les rues et se défendant vaillamment. Les corps jonchaient les pavés, même loin de toute explosion. À en croire Twitter, c’était la guerre totale !

Il parait qu’en réalité, seule une quarantaine de personnes ont été touchées par les coups de feu des militaires apeurés. Et que ce n’est qu’à un seul endroit qu’une personne armée, se croyant elle-même attaquée, a riposté, tuant un des militaires et entrainant une riposte qui a fait deux morts et huit blessés. Le reste des morts et des blessés hors des sites d’explosion serait dû à des mouvements de panique.

Mais la présence des militaires a également permis de pallier, dans certains foyers, au manque d’ambulance. Ils ont prodigué les premiers soins et sauvé des vies. Paradoxalement, ils ont dans certains cas soigné des gens sur lesquels ils venaient de tirer.

Encore heureux que les armes de guerre qu’ils trimbalaient ne fussent pas chargées. Une seule balle d’un engin de ce calibre peut traverser plusieurs personnes, des voitures, des cloisons. La convention de Genève interdit strictement leur usage en dehors des zones de guerre. Elles ne servent que pour assurer le spectacle et une petite rente aux ostéopathes domiciliés en bordure des casernes. En cas d’attaque terroriste, les militaires doivent donc se défaire de leur hideux fardeau pour sortir leurs armes de poing. Qui n’en restent pas moins mortelles.

J’étais blême à la lecture de mon flux Twitter. Autour de moi, tout le monde tentait d’appeler la famille, des amis. Je crois que le déraillement des deux TGVs est quasiment passé inaperçu au milieu de tout ça. Exactement comme je l’avais imaginé : une déflagration assez intense dans un wagon, à hauteur des bagages, calculée pour se produire au moment où le train croisait la route d’un autre. Relativement, les deux rames se déplaçaient à 600km/h l’une par rapport à l’autre. Il n’est pas difficile d’imaginer que si l’une vacille sous le coup d’une explosion et vient toucher l’autre, c’est la catastrophe.

Comment s’assurer de l’explosion au bon moment ?

Je ne sais pas comment les véritables terroristes s’y sont pris, mais, moi, de mon côté, j’avais imaginé un petit algorithme d’apprentissage qui reconnaissait le bruit et le changement de pression dans l’habitacle lors du croisement. Je l’ai testé une dizaine de fois et je l’ai couplé à un GPS pour délimiter une zone de mise à feu. Un gadget très amusant. Mais ce n’était couplé qu’à un fumigène, bien sûr.

C’est lorsque l’explosion a retenti dans l’aéroport que je fus forcé d’écarter un simple concours de circonstances. La coïncidence devenait trop énorme. J’ai immédiatement pensé à mon billet de blog programmé pour être publié et partagé sur les réseaux sociaux à l’heure de la dernière explosion. J’y expliquais ma démarche, je m’excusais pour les désagréments des fumigènes et me justifiais en disant que c’était un prix bien faible à payer pour démontrer que toutes les atteintes à nos droits les plus fondamentaux, toutes les surveillances du monde ne pourraient jamais arrêter le terrorisme. Que la seule manière d’éviter le terrorisme est de donner aux gens des raisons pour aimer leur propre vie. Que, pour éviter la radicalisation, les peines de prison devraient être remplacées par des peines de bibliothèque sans télévision, sans Internet, sans smartphone. Incarcéré entre Victor Hugo et Amin Maalouf, l’extrémisme rendrait rapidement son dernier soupir.

Mon blog avait-il été partagé trop tôt à cause d’une erreur de programmation de ma part ? Ou piraté ? Mes idées avaient-elles été reprises par un véritable groupe terroriste qui comptait me faire porter le chapeau ?

Tout cela n’avait aucun sens. Les gens hurlaient dans l’aéroport, se jetaient à plat ventre. Ceux qui fuyaient percutaient ceux qui voulaient aider ou voir la source de l’explosion. Au milieu de ce tumulte, je devais m’avouer que je m’étais souvent demandé ce que donneraient « mes » attentats. J’avais même fait des recherches poussées sur les explosifs en masquant mon activité derrière le réseau Tor. De cette manière, j’ai découvert beaucoup de choses et j’ai même fait quelques tests, mais il ne me serait jamais venu à l’esprit de tuer.

Tout a été planifié comme un simple jeu intellectuel, une manière d’exposer spectaculairement l’inanité de nos dirigeants.

Il est vrai que de véritables explosions seraient encore plus frappantes. Je me le suis dit plusieurs fois. Mais de là à passer à l’acte !

Pourtant, à la lecture de votre enquête, un malaise m’envahit. Je me suis tellement souvent imaginé la méthode pour amorcer de véritables explosifs… Croyez-vous que je l’aie inconsciemment accompli ?

Je ne veux pas tuer. Je ne voulais pas tuer. Tous ces morts, ces images d’horreur. La responsabilité m’étouffe, m’effraie. À quelle ignominie m’aurait poussé mon subconscient !

Jamais je ne me serais senti capable de tuer ne fut-ce qu’un animal. Mais si votre enquête le démontre, je dois me rendre à l’évidence. Je suis le seul coupable, l’unique responsable de tous ces morts. Il n’y a pas de terroristes, pas d’organisation souterraine, pas d’idéologie.

Quand on y pense, c’est particulièrement amusant. Mais je ne suis pas sûr que ça vous arrange. Êtes-vous réellement prêt à révéler la vérité au grand public ? À annoncer que la loi martiale mise en place ne concernait finalement qu’un ingénieur un peu distrait qui a confondu fumigènes et explosifs ? Que les milliards investis dans l’antiterrorisme ne pourront jamais arrêter un individu seul et sont à la base de ces attentats ?

Bonne chance pour expliquer tout cela aux médias et à nos irresponsables politiques, Madame la Juge d’instruction !

Terminé le 14 avril 2019, quelque part au large du Pirée, en mer Égée.Photo by Warren Wong on Unsplash

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Facebook m’a rendu injoignable

mardi 30 avril 2019 à 11:55

Comment le simple fait d’avoir un compte Facebook m’a rendu injoignable pendant 5 ans pour plusieurs dizaines de lecteurs de mon blog

Ne pas être sur Facebook ou le quitter est souvent sujet au débat : « Mais comment vont faire les gens pour te contacter ? Comment vas-tu rester en contact ? ». Tout semble se réduire au choix cornélien : préserver sa vie privée ou bien être joignable par le commun des mortels.

Je viens de me rendre compte qu’il s’agit d’un faux débat. Tout comme Facebook offre l’illusion de popularité et d’audience à travers les likes, la disponibilité en ligne est illusoire. Pire ! J’ai découvert qu’être sur Facebook m’avait rendu moins joignable pour toute une catégorie de lecteurs de mon blog !

Il y’a une raison toute simple qui me pousse à garder un compte Facebook Messenger : c’est l’endroit où les quelques apnéistes belges organisent leurs sorties. Si je n’y suis pas, je rate les sorties, aussi simple que ça. Du coup, j’ai installé l’application Messenger Lite, dans le seul but de pouvoir aller plonger. Or, en fouillant dans les options de l’app, j’ai découvert une sous-rubrique bien cachée intitulée « Invitations filtrées ».

Là, j’y ai trouvé plusieurs dizaines de messages qui m’ont été envoyés depuis 2013. Plus de 5 années de messages dont j’ignorais l’existence ! Principalement des réactions, pas toujours positives, à mes billets de blogs. D’autres étaient plus factuels. Ils émanaient d’organisateurs de conférences, de personnes que j’avais croisées et qui souhaitaient rester en contact. Tous ces messages, sans exception, auraient eu leur place dans ma boîte mail.

Je ne savais pas qu’ils existaient. À aucun moment Facebook ne m’a signalé l’existence de ces messages, ne m’a donné la chance d’y répondre alors que certains datent d’une époque où j’étais très actif sur ce réseau, où l’app était installée sur mon téléphone.

À toutes ces personnes, Facebook a donné l’illusion qu’elles m’avaient contacté. Que j’étais joignable. À tous ceux qui ont un jour posté un commentaire sous un de mes billets publiés automatiquement, Facebook a donné l’impression d’être en contact avec moi.

À moi, personnage public, Facebook a donné l’illusion qu’on pouvait me joindre, que ceux qui n’utilisaient pas l’email pouvaient me contacter.

Tous, nous avons été trompés.

Il est temps de faire tomber le voile. Facebook n’offre pas un service, il offre une illusion de service. Une illusion qui est peut-être ce que beaucoup cherchent. L’illusion d’avoir des amis, d’avoir une activité sociale, une reconnaissance, un certain succès. Mais si vous ne cherchez pas l’illusion, alors il est temps de fuir Facebook. Ce n’est pas facile, car l’illusion est forte. Tout comme les adorateurs de la Bible prétendent qu’elle est la vérité ultime « car c’est écrit dans la Bible », les utilisateurs de Facebook se sentent entendus, écoutés, car « Facebook me dit que j’ai été vu ».

C’est d’ailleurs le seul et unique but de Facebook. Nous faire croire que nous sommes connectés, peu importe que ce soit vrai ou pas.

Pour chaque contenu posté, l’algorithme Facebook va tenter de trouver les quelques utilisateurs qui ont une probabilité maximale de commenter. Et encourager les autres à cliquer sur le like sans même lire ce qui s’y passe, juste parce que la photo est jolie ou que tel utilisateur like spontanément les posts de tel autre. Au final, une conversation entre 5 individus ponctuée de 30 likes donnera l’impression d’un retentissement national. Exception faite des célébrités, qui récolteront des dizaines de milliers de likes et de messages parce que ce sont des célébrités, peu importe la plateforme.

Facebook nous donne une petite impression de célébrité et de gloriole grâce à quelques likes, Facebook nous donne l’impression de faire partie d’une tribu, d’avoir des relations sociales.

Il est indéniable que Facebook a également des effets positifs, permet des échanges qui n’existeraient pas sans cela. Mais, pour paraphraser Cal Newport dans son livre Digital Minimalism : est-ce que le prix que nous payons n’est pas trop élevé pour les bénéfices que nous en retirons ?

Je rajouterais : tirons-nous vraiment des bénéfices ? Ou bien l’illusion de ceux-ci ?

Photo by Aranka Sinnema on Unsplash

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Les candidats aux élections doivent-ils être actifs sur les réseaux sociaux ?

jeudi 25 avril 2019 à 10:36

Après avoir lu plusieurs de ses livres, j’ai eu l’occasion de rencontrer l’ingénieur philosophe Luc de Brabandere. Autour d’un jus d’orange, nous avons, entre une conversation sur le vélo et la blockchain, discuté de sa présence sur les listes Écolo aux prochaines élections européennes et de la pression de ses proches pour se mettre sur les réseaux sociaux.

« On me demande comment j’espère faire des voix si je ne suis pas sur les réseaux sociaux », m’a-t-il confié.

Une problématique que je connais bien, ayant moi-même créé un compte Facebook en 2012 dans le seul but d’être candidat aux élections pour le Parti Pirate. Si, il y’a quelques années, ne pas être sur les réseaux sociaux était perçu comme ne pas être en phase avec son époque, les choses sont-elles différentes aujourd’hui ? Les comptes Facebook ne sont-ils pas devenus l’équivalent des affiches placardées un peu partout ? En politique, un adage dit d’ailleurs que les affiches ne font pas gagner de voix, mais que ne pas avoir d’affiches peut en faire perdre.

Peut-être que pour un politicien professionnel dont la seule finalité est d’être élu à n’importe quel prix, les réseaux sociaux sont aussi indispensables que le serrage de mains dans les cafés et sur les marchés. Mais Luc n’entre clairement pas dans cette catégorie. Sa position de 4e suppléant sur la liste européenne rend son élection mathématiquement improbable.

Il ne s’en cache d’ailleurs pas, affirmant être candidat avant tout pour réconcilier écologie et économie. Mais les réseaux sociaux ne seraient-ils pas justement un moyen de diffuser ses idées ?

Je pense que c’est le contraire.

Les idées de Luc sont amplement accessibles à travers ses livres, ses écrits, ses conférences. Les réseaux sociaux broient la rigueur, la finesse de l’analyse pour la transformer en succédané idéologique, en prêt-à-partager. Sur les réseaux sociaux, le penseur devient vendeur et publicitaire. Les chiffres affolent et forcent à rentrer dans une sarabande de likes, dans une illusoire impression de fausse popularité savamment orchestrée.

Qu’on le veuille ou non, l’outil nous transforme. Les réseaux sociaux sont conçus pour nous empêcher de penser, de réfléchir. Ils échangent notre âme et notre esprit critique contre quelques chiffres indiquant une croissance de followers, de clics ou de likes. Ils se rappellent à nous, nous envahissent et nous conforment à un idéal consumériste. Ils servent d’exutoires à nos colères et à nos idées pour mieux les laisser tomber dans l’oubli une fois le feu de paille du buzz éteint.

Bref, les réseaux sociaux sont l’outil rêvé du politicien. Et l’ennemi juré du philosophe.

Une campagne électorale transformera n’importe qui en véritable politicien assoiffé de pouvoir et de popularité. Et que sont les réseaux sociaux sinon une campagne permanente pour chacun de nous ?

Ne pas être sur les réseaux sociaux est, pour l’électeur que je suis, une affirmation électorale forte. Prendre le temps de déposer ses idées dans des livres, un blog, des vidéos ou tout support hors réseaux sociaux devrait être la base du métier de penseur de la chose publique. Je cite d’ailleurs souvent l’exemple du conseiller communal Liégeois François Schreuer qui, à travers son blog et son site, transcende le débat politico-politicien pour tenter d’appréhender l’essence même des problématiques, apportant une véritable transparence citoyenne aux débats abscons d’un conseil communal.

Après, il reste la question de savoir si la présence de Luc sur les listes Écolo n’est pas qu’un attrape voix, si ses idées auront une quelconque influence une fois les élections terminées. Il y’a sans doute un peu de cela. Avant de voter pour lui, il faut se poser la question de savoir si on veut voter pour Philippe Lamberts, la tête de liste.

J’ai de nombreux différends avec Écolo au niveau local ou régional, mais je constate que c’est le parti qui me représente le mieux à l’Europe sur les sujets qui me sont chers : vie privée, copyright, contrôle d’Internet, transition écologique, revenu de base, remise en question de la place du travail.

Si je pouvais voter pour Julia Reda, du Parti Pirate allemand, la question ne se poserait pas car j’admire son travail. Mais le système électoral européen étant ce qu’il est, je crois que ma voix ira à Luc de Brabandere.

Entre autres parce qu’il n’est pas sur les réseaux sociaux.

Photo by Elijah O’Donnell on Unsplash

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Prohibition

vendredi 5 avril 2019 à 13:52

Inquiet, je jetai un regard à ma femme qui refermait doucement la porte de notre appartement.
— Alors ? Tu en as ?
— Moins fort ! me répondit-elle. Je ne tiens pas à ce que les voisins nous dénoncent.

Puis, d’un air conspirateur, elle me tendit un minuscule paquet qu’elle gardait serré dans son poing. Je m’en saisis immédiatement.
— C’est tout ? balbutiais-je.
— Laisse-m’en ! Il faut tenir jusqu’à la prochaine livraison.

Je divisai le paquet en deux parts égales avant de lui en tendre une. Mon maigre butin dans le creux de ma main, je me retirai dans notre toilette, la seule pièce sans fenêtre.
— N’utilise pas tout d’un coup ! chuchota ma femme.

Je ne répondis même pas. Je pensais à l’époque où la vente était libre. Où on se fournissait dans les grands magasins, comparant les marques, n’achetant que de la bonne qualité. Mais le lobby sanitaire s’était joint à l’hystérie écologiste. Aujourd’hui, nous étions des hors-la-loi.

Nous avions certes tenté de nous sevrer, tenant parfois près d’une semaine. Mais, à chaque fois, nous avions craqué, nous étions retombés dans notre addiction, allant jusqu’à plusieurs fois par jour.

Seul dans la toilette, j’ouvris la main et me mis à l’ouvrage. Les muscles de ma nuque se détendirent, mes paupières se fermèrent naturellement et je me mis à pousser des soupirs de jouissance tandis que le dangereux, le précieux coton-tige explorait mon canal auriculaire.

Oui, je connaissais les méfaits de mon acte. J’étais conscient du coût écologique de ces bouts de plastiques, du risque pour mon tympan. Mais rien ne pouvait remplacer cette extase, cet unique moment de jouissance.

Photo by Simone Scarano on Unsplash

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