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Pourquoi sommes-nous tellement accros à Google Maps et Waze ?

vendredi 3 novembre 2023 à 01:00

Pourquoi sommes-nous tellement accros à Google Maps et Waze ?

S’il y’a bien un logiciel propriétaire difficile à lâcher, c’est Google Maps. Ou Waze, qui appartient également à Google. Pourquoi est-ce si compliqué de produire un logiciel de navigation libre ? Ayant passé quelques années dans cette industrie, je vais vous expliquer les différents composants d’un logiciel de navigation.

Les briques de base d’un logiciel de navigation sont la position, les données, le mapmatching, le routing, la recherche et les données temps réel. Pour chaque composant, je propose une explication et une analyse des solutions libres.

La position

Le premier composant est un système de positionnement qui va fournir une coordonnée géographique avec, parfois, un degré de précision. Une longitude et une latitude, tout simplement.

Il existe plusieurs manières d’estimer une position. Le plus connu est le GPS qui capte des ondes émises par les satellites du même nom. Contrairement à une idée tenace, votre téléphone n’émet rien lorsqu’il utilise le GPS, il se contente d’écouter les signaux GPS tout comme une radio FM écoute les ondes déjà présentes. Votre téléphone n’a de toute façon pas la puissance d’émettre jusqu’à un satellite. Les satellites GPS sont, au plus près, à 20.000 km de vous. Vous croyez que votre téléphone puisse envoyer un signal à 20.000 km ?

Pour simplifier à outrance, le principe d’un satellite GPS est d’émettre en permanence un signal avec l’heure qu’il est à son bord. Votre téléphone, en captant ce signal, compare cette heure avec sa propre horloge interne. Le décalage entre les deux permet de mesurer la distance entre le téléphone et le satellite, sachant que l’onde se déplace à la vitesse de la lumière, une onde radio n’étant que de la lumière dans un spectre invisible à l’œil humain. En refaisant cette opération pour trois satellites dont la position est connue, le téléphone peut, par triangulation, connaître sa position exacte.

Fait intéressant: ce calcul n’est possible qu’en connaissant la position des satellites GPS. Ces positions étant changeantes et difficilement prévisibles à long terme, elles sont envoyées par les satellites eux-mêmes, en plus de l’heure. On parle des « éphémérides ». Cependant, attendre l’envoi des éphémérides complètes peut prendre plusieurs minutes, le signal GPS ne pouvant envoyer que très peu de données.

C’est la raison pour laquelle un GPS éteint depuis longtemps mettra un long moment avant d’afficher sa position. Un GPS éteint depuis quelques heures seulement pourra réutiliser les éphémérides précédentes. Et pour votre smartphone, c’est encore plus facile : il profite de sa connexion 4G ou Wifi pour télécharger les éphémérides sur Internet et vous offrir un positionnement (un « fix ») quasi instantané.

Le système GPS appartient à l’armée américaine. Le concurrent russe s’appelle GLONASS et la version civile européenne Galileo. La plupart des appareils récents supportent les trois réseaux, mais ce n’est pas universel.

Même sans satellite, votre smartphone vous positionnera assez facilement en utilisant les bornes wifi et les appareils Bluetooth à proximité. De quelle manière ? C’est très simple : les appareils Google et Apple envoient, en permanence, à leur propriétaires respectifs (les deux entreprises susnommées) votre position GPS ainsi que la liste des wifi, appareils Bluetooth et NFC dans le voisinage. Le simple fait d’avoir cet engin nous transforme un espion au service de ces entreprises. En fait, de nombreux engins espionnent en permanence notre position pour revendre ces données.

Si on coupe le GPS d’un appareil Android Google, celui-ci se contentera d’envoyer une requête à Google sous la forme : « Dis, je ne connais pas ma position, mais je capte le wifi grandmaman64 et superpotes89 ainsi qu’une télé Samsung compatible Bluetooth, t’aurais pas une idée d’où je suis ? ». Réponse : « Ben justement, j’ai trois utilisateurs qui sont passés hier près de ces wifis et de cette télé, ils étaient dans la rue Machinchose. Donc tu es probablement dans la rue Machinchose. » Apple fait exactement pareil.

Quelle que soit la solution utilisée, GPS ou autre, la position d’un smartphone est fournie par le système d’exploitation et ne pose donc aucun problème au développeur d’application. C’est complètement transparent, mais l’obtention d’une position sera parfois légèrement plus longue sans les services Google ou Apple propriétaires décrits ci-dessus.

Les datas (données cartographiques)

Ce n’est pas tout d’avoir une position, encore faut-il savoir à quoi elle correspond. C’est le rôle des données cartographiques, souvent appelées "data" dans l’industrie.

Obtenir des données cartographiques est un boulot inimaginable qui, historiquement, impliquait de faire rouler des voitures sur toutes les routes d’un pays, croisant les données avec la cartographie officielle puis mêlant cela aux données satellites. Dans les années 2000, deux fournisseurs se partageaient un duopole (Navteq, acquis par Nokia en 2007 et TeleAtlas, acquis par Tomtom en 2008). Google Maps utilisait d’ailleurs souvent des données issues de ces fournisseurs (ainsi que tous les GPS de l’époque). Dans certaines régions, le logo Navteq était même visible sur la cartographie Google Maps. Mais plutôt que de payer une fortune à ces entreprises, Google a décidé de lancer sa propre base de données, envoyant ses propres voitures sur les routes (et profitant de l’occasion pour lancer Google Street View).

La toute grande difficulté des data, c’est qu’elles changent tout le temps. Les sentiers et les chemins se modifient. Des routes sont ouvertes. D’autres, fermées. Des constructions se font, des quartiers entiers apparaissent alors qu’une voie se retrouve à sens unique. Parcourir la campagne à vélo m’a appris que chaque jour peut être complètement différent. Des itinéraires deviennent soudainement impraticables pour cause de ronces, de fortes pluies ou de chutes d’arbres. D’autres apparaissent comme par magie. C’est un peu moins rapide pour les automobilistes, mais tentez de traverser l’Europe avec une carte d’une dizaine d’années et vous comprendrez votre douleur.

En parallèle de ces fournisseurs commerciaux est apparu le projet OpenStreetMap que personne ne voulait prendre au sérieux dans l’industrie. On m’a plusieurs fois ri au nez lorsque j’ai suggéré que cette solution était l’avenir. Tout comme Universalis ne prenait pas Wikipédia au sérieux.

Ma région sur OpenStreetMap
Ma région sur OpenStreetMap

Le résultat, nous le connaissons : OpenStreetMap est aujourd’hui la meilleure base de données cartographiques pour la plupart des cas d’usage courant. À tel point que les géants comme Waze n’hésitent pas à les repomper illégalement. Sebsauvage signale le cas d’un contributeur OSM qui a sciemment inventé un parc de toutes pièces. Ce parc s’est retrouvé sur Waze…

Mais les applications utilisant OpenStreetMap doivent faire face à un gros défi : soit demander à l’utilisateur de charger les cartes à l’avance et de les mettre à jour régulièrement, soit de les télécharger au fur et à mesure, ce qui rend l’utilisation peu pratique (comment calculer un itinéraire ou trouver une adresse dans une zone dont on n’a pas la carte ?). Le projet OpenStreetMaps est en effet financé essentiellement par les dons et ne peut offrir une infrastructure de serveurs répondant immédiatement à chaque requête, chose que Google peut confortablement se permettre.

Le mapmatching

Une fois qu’on a la carte et la position, il suffit d’afficher la position sur la carte, non ? Et bien ce n’est pas aussi simple. Tout d’abord parce que la planète est loin de correspondre à une surface plane. Il faut donc considérer la courbure de la terre et le relief. Mais, surtout, le GPS tout comme les données cartographiques peuvent avoir plusieurs mètres d’imprécision.

Le mapmatching consiste à tenter de faire coïncider les deux informations : si un GPS se déplace à 120km/h sur une ligne parallèle située à quelques mètres de l’autoroute, il est probablement sur l’autoroute ! Il faut donc corriger la position en fonction des données.

En ville, des hauts bâtiments peuvent parfois refléter le signal GPS et donc allonger le temps de parcours de celui-ci. Le téléphone croira alors être plus loin du satellite que ce n’est réellement le cas. Dans ce genre de situation, le mapmatching vous mettra dans une rue parallèle. Cela vous est peut-être déjà arrivé et c’est assez perturbant.

Une autre application du mapmatching, c’est de tenter de prédire la position future, par exemple dans un tunnel. La position GPS, de par son fonctionnement, introduit en effet une latence de quelques secondes. Dans une longue ligne droite, ce n’est pas dramatique. Mais quand il s’agit de savoir à quel embranchement d’un rond-point tourner, chaque seconde est importante.

Le logiciel peut alors tenter de prédire, en fonction de votre vitesse, votre position réelle. Parfois, ça foire. Comme lorsqu’il vous dit que vous avez déjà dépassé l’embranchement que vous devez prendre alors que ce n’est pas le cas. Ou qu’il vous dit de tourner dans trente mètres alors que vous êtes déjà passé.

La recherche

On a la position sur la carte qui est, le plus souvent, notre point de départ. Il manque un truc important: le point d’arrivée. Et pour trouver le point d’arrivée, il faut que l’utilisateur l’indique.

Les recherches géographiques sont très compliquées, car la manière dont nous écrivons les adresses n’a pas beaucoup de sens : on donne le nom de la rue avant de donner la ville avant de donner le pays ! Dans les voitures, la solution a été de forcer les utilisateurs à entrer leurs adresses à l’envers: pays, ville, rue, numéro. C’est plus logique, mais nous sommes tellement habitués à l’inverse que c’est contre-intuitif.

Le problème de la recherche dans une base de données est un problème très complexe. Avec les applications OpenStreetMap, la base de données est sur votre téléphone et votre recherche est calculée par le minuscule processeur de ce dernier.

Ici, Google possède un avantage concurrentiel incommensurable. Ce n’est pas votre téléphone qui fait la recherche, mais bien les gigantesques serveurs de Google. Tapez "rue Machinchose" et la requête est immédiatement envoyée à Google (qui en profite pour prendre note dans un coin, histoire de pouvoir utiliser ces informations pour mieux vous cibler avec des publicités). Les ordinateurs de Google étant tellement rapide, ils peuvent même tenter d’être intelligent: il y’a 12 rue Machinchose dans tout le pays, mais une MachinChause, avec une orthographe différente, dans un rayon de 10km, on va donc lui proposer celle-là. Surtout que, tient, nous avons en mémoire qu’il s’est rendu 7 fois dans cette rue au cours des trois dernières années, même sans utiliser le GPS.

Force est de constater que les applications libres qui font la recherche sur votre téléphone ne peuvent rivaliser en termes de rapidité et d’aisance. Pour les utiliser, il faut s’adapter, accepter de refaire la recherche avec des orthographes différentes et d’attendre les résultats.

Le routing

On a le départ, on a l’arrivée. Maintenant il s’agit de calculer la route, une opération appelée « routing ». Pour faire du routing, chaque tronçon de route va se voir attribuer différentes valeurs : longueur, temps estimé pour le parcourir, mais aussi potentiellement le prix (routes payantes), la beauté (si on veut proposer un trajet plus agréable), le type de revêtement, etc.

L’algorithme de routing va donc aligner tous les tronçons de route entre le départ et l’arrivée, traçant des centaines ou des milliers d’itinéraires possibles, calculant pour chaque itinéraire la valeur totale en additionnant les valeurs de chaque tronçon.

Il va ensuite sélectionner l’itinéraire avec la meilleure valeur totale. Si on veut le plus rapide, c’est le temps total estimé le plus court. Si on veut la distance, c’est la distance la plus courte, etc.

À mon époque, l’algorithme utilisé était le plus souvent de type « Bidirectionnal weighted A-star ». Cela signifie qu’on commence à la fois du départ et de l’arrivée, en explorant jusqu’au moment où les chemins se rencontrent et en abandonnant les chemins qui sont déjà de toute façon disqualifiés, car un plus court existe (oui, on peut aller de Bruxelles à Paris en passant par Amsterdam, mais ce n’est pas le plus efficace).

Une fois encore, le problème est particulièrement complexe et votre téléphone va prendre un temps énorme à calculer l’itinéraire. Alors que les serveurs de Google vont le faire pour vous. Google Maps ne fait donc aucun calcul sur votre téléphone : l’application se contente de demander aux serveurs Google de les faire à votre place. Ceux-ci centralisent les milliers d’itinéraires demandés par les utilisateurs et les réutilisent parfois sans tout recalculer. Quand on est un monopole, il n’y a pas de petits profits.

Les données temps réels

Mais si on veut le trajet le plus rapide en voiture, une évidence saute aux yeux: il faut éviter les embouteillages. Et les données concernant les embouteillages sont très difficiles à obtenir en temps réel.

Sauf si vous êtes un monopole qui se permet d’espionner une immense majorité de la population en temps réel. Il vous suffit alors, pour chaque tronçon de route, de prendre la vitesse moyenne des téléphones qui sont actuellement sur ce tronçon.

L’artiste Simon Weckert avait d’ailleurs illustré ce principe en promenant 99 smartphones connectés sur Google maps dans un chariot. Le résultat ? Une rue déserte est devenue un embouteillage sur Google Maps.

Simon Weckert créant un embouteillage sur Google Maps en tirant 99 smartphones dans un petit chariot
Simon Weckert créant un embouteillage sur Google Maps en tirant 99 smartphones dans un petit chariot

Là, force est de constater qu’il est difficile, voire impossible, de fournir ces données sans espionner massivement toute la population. À ce petit jeu, les alternatives libres ne pourront donc jamais égaler un monopole de surveillance comme celui de Google.

Mais tout n’est pas noir, car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les infos trafic ne nous permettent pas d’aller plus vite. Elles donnent une illusion d’optimalité qui empire le trafic sur les itinéraires alternatifs et, au final, le temps perdu reste identique. Le seul avantage est que la prévision du temps de trajet est grandement améliorée.

Ce résultat résulte de ce que j’appelle le paradoxe de l’embouteillage. C’est un fait bien connu des scientifiques et ignoré à dessein des politiciens que le trafic automobile est contre-intuitif. Au plus la route est large et permet à de nombreux véhicules de passer, au plus les embouteillages seront importants et la circulation chaotique. Si votre politicien propose de rajouter une bande sur le périphérique pour fluidifier la circulation, changez de politicien !

L’explication de ce phénomène tient au fait que lorsqu’il y’a un embouteillage sur le périphérique, ce n’est pas le périphérique qui bouche. C’est qu’il y’a plus de voitures qui rentrent sur le périphérique que de voitures qui en sortent. Or, les sorties restent et resteront toujours limitées par la taille des rues dans les villes.

En bref, un embouteillage est causé par le goulot d’étranglement, les parties les plus étroites qui sont, le plus souvent, les rues et ruelles des différentes destinations finales. Élargir le périphérique revient à élargir le large bout d’un entonnoir en espérant qu’il se vide plus vite. Et, de fait, cela rend les choses encore pires, car cela augmente le volume total de l’entonnoir, ce qui fait qu’il contient plus d’eau et mettra donc plus longtemps à se vider.

99 smartphones dans un bac à roulette: c’est tout ce que nous sommes pour Google
99 smartphones dans un bac à roulette: c’est tout ce que nous sommes pour Google

Les infotrafics et les itinéraires alternatifs proposés par Google Maps ne font pas autre chose que de rajouter une bande de trafic virtuelle (sous forme d’un itinéraire alternatif) et donc élargissent le haut de l’entonnoir. Les infos trafic restent utiles dans les cas particuliers où votre destination est complètement différente du reste de la circulation. Où si la congestion apparait brusquement, comme un accident : dans ce cas, vous pourriez avoir le bénéfice rare, mais enviable d’emprunter l’itinéraire de secours juste avant sa congestion.

La plupart du temps, les infotrafics sont globalement contre-productifs par le simple fait que tout le monde les utilise. Elles seraient parfaites si vous étiez la seule personne à en bénéficier. Mais comme tout le monde les utilise, vous êtes également obligé de les utiliser. Tout le monde y perd.

Leur impact premier est surtout psychologique: en jouant avec les itinéraires alternatifs, vous pouvez vous convaincre que vous n’avez pas d’autre choix que prendre votre mal en patience. Alors que, sans eux, vous serez persuadés qu’il y’a forcément une autre solution.

Les logiciels

Alors, se passer de Google Maps ? Comme nous l’avons vu, ce n’est pas évident. Le service Google Maps/Waze se base sur l’espionnage permanent et instantané de milliards d’utilisateurs, offrant une précision et une rapidité insurpassable. Quand on y pense, le coût de ce confort est particulièrement élevé. Et pourtant, Google Maps n’est pas la panacée.

J’ai personnellement un faible pour Organic Maps, que je trouve bien meilleur que Google Maps pour tout à l’exception du trafic routier : les itinéraires à pieds, en vélo et même en voiture hors des grands axes sont bien plus intéressants. Certes, il nécessite de télécharger les cartes. Inconvénient, selon moi, mineur, car permettant une utilisation même sans connexion. La recherche est, par contre, souvent frustrante et lente.

Mais le mieux est peut-être d’explorer les alternatives libres à Google Maps dans cet excellent article de Louis Derrac.

Et puis, pourquoi ne pas lutter contre la privatisation du bien commun qu’est la cartographie en apprenant à contribuer à OpenStreetMap ?

Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.

Recevez directement par mail mes écrits en français et en anglais. Votre adresse ne sera jamais partagée. Vous pouvez également utiliser mon flux RSS francophone ou le flux RSS complet.

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La fabrique à souvenirs

lundi 30 octobre 2023 à 01:00

La fabrique à souvenirs

Extrait de mon journal du 21 octobre 2023.

Photo prise au bord de la Meuse, début août 2023, d’une affiche pour le « Festival du folklore » à Namur et Jambes. Sur l’affiche, des personnes, toutes habillées de différents costumes traditionnels, se regroupent pour prendre un selfie.
Photo prise au bord de la Meuse, début août 2023, d’une affiche pour le « Festival du folklore » à Namur et Jambes. Sur l’affiche, des personnes, toutes habillées de différents costumes traditionnels, se regroupent pour prendre un selfie.

Les photos étaient une manière de garder la trace d’un événement. C’en est désormais devenu l’objectif premier. Plutôt que de nous souvenir de ce que nous avons vécu, nous créons de toutes pièces des faux souvenirs, de fausses memorabilia afin de tromper notre futur moi.

Nous souffrons une journée entière à faire la file dans un Disneyland bondé afin de pouvoir, dans cinq ou dix ans, prétendre que nos sourires étaient sincères, que notre amusement était réel.

D’ailleurs, cela nous sera confirmé par tous ceux qui ont reçu nos photos dans les heures, parfois les secondes après la prise de vue. Nos followers sont les faux témoins que nous achetons, que nous corrompons afin de nous inventer des souvenirs.

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Pourquoi j’ai supprimé mon compte Twitter (et pourquoi vous pouvez probablement en faire autant sans hésiter)

dimanche 29 octobre 2023 à 02:00

Pourquoi j’ai supprimé mon compte Twitter (et pourquoi vous pouvez probablement en faire autant sans hésiter)

Je suis complètement addict aux réseaux sociaux. Je suis complètement obnubilé par mon image sur ceux-ci. Pendant des années, dès qu’une nouvelle plateforme apparaissait, j’y créais un compte "@ploum" histoire de « garder le contrôle » sur mon pseudonyme. Je tenais les comptes de mes followers sur chacune. Je me présentais comme « @ploum » dans le premier slide de mes conférences.

Il y a déjà un an, Elon Musk prenait les rênes de Twitter, le renommait en « X-anciennement-Twitter » et le transformait, d’après les témoignages que j’en ai, en une soupe nauséabonde. Je dis « d’après les témoignages » parce qu’à l’époque, cela faisait justement un an que j’avais supprimé mon compte.

Si j’ai supprimé mon compte, avant même l’arrivée d’Elon Musk, il y’a des chances que vous puissiez supprimer le vôtre également. Et peut-être pas seulement sur Twitter.

Je parle bien de le supprimer, pas de ne « plus l’utiliser » ou « le mettre en sommeil ». Je suis passé par là également et cela n’a rien à voir. C’est comme les personnes, dont la télé trône au milieu du salon, mais qui disent ne pas la regarder. Ou rarement. Enfin… pas trop souvent. Enfin, juste quand on s’ennuie. Ou quand il y’a un truc intéressant… Et puis aussi pour avoir une présence.

En supprimant mon compte, j’ai retiré un utilisateur de la plateforme et fait baisser sa valeur. J’ai supprimé toute possibilité de me contacter sur ces plateformes, possibilité qui faisait que, même si je n’utilisais plus un service, je m’y connectais une fois par mois pour répondre aux messages qui arrivaient forcément là-bas, car, si compte il y a, il y’aura toujours quelqu’un pour l’utiliser.

En supprimant mon compte, je suis devenu injoignable sur cette plateforme. Ce qui rend la plateforme un tout petit peu moins attractive pour mon entourage et ceux qui me suivent. Ce qui fait que la plateforme ne pourra pas montrer mon nom dans la liste de contacts lorsqu’une personne qui a mon numéro de téléphone s’inscrira pour la première fois. J’ai également supprimé un follower de tous ces créateurs que j’aime, mais qui sont, comme moi, un peu trop addicts aux likes.

Bref, en supprimant mon compte Twitter, j’ai rendu le monde un poil meilleur.

Oui, mais si on veut te contacter via cette plateforme

Si on veut me contacter, supprimer mon compte est la meilleure des choses. Parce que personne ne tentera de me contacter sur une plateforme où je ne suis pas. Personne ne pensera que j’ai reçu le message.

Comme je l’expliquais, les réseaux sociaux publicitaires ne nous mettent pas en relation, ils nous vendent l’illusion d’être en relation. En faisant parfois exactement le contraire.

Pour le cas d’un groupe particulier utilisant une plateforme, c’est souvent difficile d’être le premier à quitter. J’ai souvent eu l’impression de m’exclure des groupes qui n’étaient pas techniques (les différents sports que je pratique dans mon cas). J’ai signalé à plusieurs personnes que je ne recevais pas les infos. J’ai rappelé que je n’étais pas sur la plateforme utilisée, Facebook, Twitter ou Whatsapp. J’ai demandé à certains de me faire suivre les messages.

Cela a été difficile jusqu’au moment où une deuxième personne s’est révélée ne pas être non plus sur la plateforme. Soit qu’elle l’ait quittée, soit qu’elle ne l’ait jamais été. À partir de ce moment-là, les membres du groupe prennent conscience que la plateforme n’est plus représentative du groupe. Et l’intérêt pour la plateforme diminue pour disparaitre totalement avec la troisième personne qui n’y est pas non plus.

Être le premier est difficile et pas toujours possible dans un groupe. Mais si vous ne savez pas être le premier, soutenez toute autre tentative et soyez le second.

Oui, mais on peut usurper ton identité.

Sur Twitter, je disposais d’un compte vérifié (et ce depuis plusieurs années, à une époque où c’était encore rare et une source de frime), un compte créé en 2007 avec presque 7000 followers. J’y étais attaché. J’en étais fier même si avoir un nombre de followers à 4 chiffres est un peu la gêne chez les influenceurs de la nouvelle génération.

Avant de supprimer mon compte, je l’ai annoncé. À tous les messages qui arrivaient pendant une semaine ou quelques jours, j’ai répondu que ce compte allait être supprimé. Je l’ai également annoncé sur mon site et sur Mastodon.

Il est important de rappeler qu’à la suppression d’un compte Twitter, le pseudo est bloqué pendant un an. Pendant un an, personne ne peut l’utiliser.

Un an plus tard, quelqu’un pourrait en effet utiliser votre identifiant. C’est arrivé avec @ploum, un an jour pour jour après la suppression du compte. Le nouveau compte @ploum n’a rien à voir avec moi et ne peut en aucun cas être confondu avec moi.

Oui, ma petite notoriété m’a déjà fait subir des attaques voire du harcèlement. Oui, j’ai déjà vu des faux ploum se faire passer pour moi, ce qui a motivé d’ailleurs à l’époque ma vérification par Twitter. Pourtant, la probabilité que l’identifiant soit réutilisé par une personne qui me connait et est motivée pour me nuire était tout de même très faible. Parce que, honnêtement, tout le monde s’en fout de mon compte Twitter. Surtout quand il faut attendre un an après sa disparition.

Mais admettons que ce soit le cas. Un compte Twitter serait apparu qui aurait repris mon pseudo et un avatar crédible avant de commencer à raconter des atrocités en se faisant passer pour moi.

Et alors ?

Ce genre de compte a toujours été possible en jouant sur de subtiles variations orthographiques. On pourrait imaginer @pl0um, @ploom, @p1oum, … Cela fait un an que mon compte avait disparu, il n’est plus référencé sur mon site ni dans aucune bio, il a 0 follower. Quelle est la crédibilité d’un faux compte ?

Ne pas supprimer son compte Twitter par peur d’usurpation d’identité, c’est reconnaître à Twitter un pouvoir énorme, un pouvoir étatique : celui d’assigner l’identité des individus. Reconnaissez-vous Elon Musk comme garant de votre identité ? Si non, il est urgent de supprimer votre compte. Et si oui, rappelez-vous que Musk peut s’arroger de prendre votre identifiant à sa guise. Il l’a déjà fait.

Ce genre d’argument, que j’entends très souvent, me fait également souvent sourire parce que, en toute honnêteté, qui est suffisamment important pour qu’on veuille usurper son identité sur Twitter ? Et quels problèmes de cette situation très hypothétique ne pourraient pas être réglés par un simple « Ce compte Twitter se fait passer pour moi, mais ce n’est pas moi » sur vos autres plateformes et sur votre site ? Franchement, au rythme où ça va, vous pensez vraiment qu’il y’aura quoi que ce soit de crédible sur Twitter dans un an ? Si votre identité numérique est importante, investissez dans un nom de domaine avant toute chose !

L’inventeur, auteur et technologiste Jaron Lanier, par exemple, n’a jamais eu de compte sur aucun réseau social. Il a d’ailleurs écrit un livre très court pour vous convaincre d’effacer vos comptes. Pourtant, il y’a plusieurs comptes à son nom, certains portant même la mention « officiel ». Il se contente de dire sur son site que ces comptes ne sont pas de lui. Point à la ligne, problème réglé.

OK, toi tu l’as fait, mais moi je vais perdre ma communauté et mon audience

Comme le raconte Cory Doctorow, votre audience Twitter a déjà disparu. Ce n’est qu’un chiffre. Le média NPR a supprimé son compte Twitter et ses visites ont baissé de moins de 1%. Cory Doctorow a 10 fois plus de followers sur Twitter que sur Mastodon. Mais quand on parle des partages et des réponses, le ratio s’inverse. Mastodon est clairement beaucoup plus actif.

La même expérience vient d’être menée involontairement par l’application Signal. Le compte Twitter officiel de Signal, 600k followers, a en effet réagi à l’annonce d’une faille de sécurité.

Ce message a fait la première page du populaire site Hacker News et a donc été vu beaucoup de fois, y compris par des gens ne suivant pas le compte Signal sur Twitter.

5h plus tard, alors que le message Twitter faisait déjà le buzz, Signal a reposté le contenu sur son compte Mastodon, qui n’a « que » 40k followers (15 fois moins).

Pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, le nombre de partages est incroyablement identique (641 contre 615). Le nombre de réponses est également très similaire (30 contre 23). Et si on retire les "lol", les memes et autres réponses de moins de cinq mots, on peut même arriver à la conclusion que le fameux « engagement » sur Twitter est à peu près nul. (UPDATE: une semaine plus tard, le nombre de partages est passé à 1100 sur Mastodon pour 900 sur Twitter)

L’écrivain Henri Lœvenbruck a également supprimé complètement son compte Twitter et sa page Facebook en 2022. Il est pourtant connu et vit de sa notoriété. Son roman « Les disparus de Blackmore », publié quelques mois après cette suppression, s’est mieux vendu que le précédent. Nul ne saura jamais s’il aurait pu en vendre encore plus en étant sur Facebook ou Twitter. Mais la preuve est faite que cette présence n’est absolument pas indispensable.

Je le dis et le redis : le nombre de followers est faux. C’est une information qui est conçue dans l’optique de vous tromper.

Oui, vous avez le droit de supprimer vos comptes

Le sentiment de m’être fait avoir en créant des comptes sur Twitter, Facebook et autres Medium est fort. Mais ma seule erreur a été de croire les promesses de cette industrie. Ce n’est pas moi qui me suis trompé, ce sont les plateformes qui nous ont menti. Certains le prédisaient déjà à l’époque et me traitaient de naïf. Je ne les ai pas écoutés, je m’en excuse auprès d’eux. J’ai parfois argué « qu’il fallait aller où les gens étaient », devenant moi-même un allié de ces plateformes. Je vous ai encouragé, vous qui me lisez depuis des années, à m’y rejoindre, contribuant à leur emprise. Je m’en excuse profondément auprès de vous.

Ne pas déceler un mensonge est une erreur. À ma décharge, c’est une erreur qui peut arriver à tout le monde.

Mais aujourd’hui, le mensonge est éclatant. Il est indéniable. Recommanderais-je à mes amis de s’inscrire sur ces plateformes ? Serais-je d’accord que mes enfants s’y inscrivent ? Si la réponse est non à l’une de ces questions, garder un compte sur ces plateformes n’est plus excusable.

Nous sommes le composant essentiel des plateformes centralisées. Si nous n’aimons pas ce qu’elles sont ou ce qu’elles deviennent, si leurs valeurs sont en contradiction avec les nôtres, notre devoir est de les quitter, de les assécher, pas de lutter pour les améliorer.

Ne pas réagir et continuer à se laisser faire lorsque le mensonge est flagrant n’est pas une erreur, c’est à la limite de la complicité. C’est encore plus le cas pour les organisations et les militants qui prétendent soutenir des valeurs opposées à celles de la plateforme. On ne peut pas lutter contre le capitalo-consumérisme sur Facebook ni contre l’extrême droite sur Twitter. Le prétendre n’est qu’hypocrisie intellectuelle.

Et j’en ai été le premier coupable.

Aujourd’hui, je tente de réparer mes erreurs du passé en vous demandant, à vous mes amis qui lisez ceci, de supprimer vos comptes sur ces réseaux sociaux publicitaires. Je peux vous rassurer : non, vous n’allez que peu ou prou manquer des choses importantes. Oui, ça sera dur au début, mais ça ira de mieux en mieux. Et peut-être que vous allez y gagner beaucoup plus que ce que vous imaginez.

Oui mes amis, vous avez le droit, vous avez le devoir de supprimer vos comptes !

PS : Je dédie ce post à Henri Lœvenbruck, cité plus haut dans cet article. Cela fait un an jour pour jour que t’es arrivé sur Mastodon. J’en suis heureux pour toutes les expériences vécues ensemble cette année et dans les prochaines. Joyeux mastanniversaire mon ami !

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Le nouveau transhumanisme

mardi 17 octobre 2023 à 02:00

Le nouveau transhumanisme

Les poumons remplis par la cigarette électronique,
Les oreilles bouchées par les écouteurs,
Les yeux obnubilés par l’écran,
Les doigts agrippés au smartphone,
Que l’on porte alternativement devant la bouche ou l’oreille,
Dans son absurde horizontalité.

Nous rêvions d’un transhumanisme pour étendre nos capacités,
Pour augmenter notre sensorialité,
Pour démultiplier notre perception et notre impact sur la réalité.

Nous avons construit à la place une technologie de l’anesthésie.
Nous bloquons, nous bouchons, nous tentons d’oublier.
Nous désactivons nos sens pour ne pas nous sentir crever.

Et lorsque nous nous retrouvons brièvement déconnectés,
Les sens soudain réveillés sur la conscience de la douleur d’exister,
Angoissés nous cherchons une connexion, un substitut, un objet à acheter,
Un cancer à consommer en cannette, barre sucrée ou cendres inhalées.

L’extension, l’amélioration de la réalité étaient un rêve.
Mais les rêves ne sont plus faits pour se réaliser,
Ils ne sont que l’inspiration de produits à consommer.
J’aurais bien sauvé le monde, mais je vais rater.
Le dernier épisode de la nouvelle série télé.

Après tout, ce petit écran ne me donne-t-il pas accès au monde entier ?
Au savoir humain dans son entièreté ?
Moi dont la voix pourrait porter à l’autre bout de la planète,
Moi qui pourrais sans effort créer de quoi…

Oh, tiens, une mise à jour à installer !

Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.

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Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) ! Je viens justement de publier un recueil de nouvelles qui devrait vous faire rire et réfléchir. Je fais également partie du coffret libre et éthique « SF en VF ».

Les territoires perdus

jeudi 12 octobre 2023 à 02:00

Les territoires perdus

Les hommes avaient mis la nature en prison, la détruisant, la repoussant pour planter ces immensités de jachères macadamisées où poussent la tôle, le bruit, l’air vicié et les accidents.

Les arbres tentaient vainement de subsister, leur chlorophylle grise en quête de quelques brins de lumière ayant traversé le smog.

Les ligneux esprits avaient du mal à comprendre cette humanité délirante : « Mais pourquoi les humains construisent-ils des cages à parking ? »

Ce texte est une réponse instinctive et spontanée à la photo « Les territoires perdus » de Bruno Leyval, photo qui illustre cet article et reproduite ici avec sa bénédiction.

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